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Les « Bullshit Jobs » selon Graeber

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txo
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Les « Bullshit Jobs » selon Graeber

Messagepar txo » ven. 25 oct. 2013, 07:06

Contribution à une réflexion sur le « revenu de base » sous la forme d’une libre traduction du texte de David Graeber, publié dans la revue Strike!

Au sujet des « Bullshit Jobs » [Emplois de Merde]
le 25 octobre 2013 in Le bordel ambiant des idées, anthropologie, David Graeber, John Maynard Keynes, London School of Economics, Revenu de Base, Spiegel & Grau, Strike!, The Democracy


– « N’avez-vous jamais éprouvé le sentiment que votre travail pourrait être inutile ? »

– « Que le monde continuerait à tourner si vous ne faisiez pas que ce que vous faites ? »


David Graeber* interroge le phénomène des « Emplois de Merde » , pour le numéro d’été du magazine Strike!


Au sujet du phénomène des « Emplois de Merde » (Bullshit Jobs)
par David Graeber
Le 17 Août 2013, sur le site du magazine Strike! à l’adresse url : http://www.strikemag.org/bullshit-jobs/ dans une libre traduction de TXO

En 1930, John Maynard Keynes prédisait qu’à la fin du siècle (XXe) la technologie aurait suffisamment progressé pour que des pays comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis adoptent la semaine de « quinze heures » (de travail). Il y a toutes les raisons de croire qu’il avait vu juste. Sur le plan technique, nous en étions tout-à-fait capables, pourtant cela ne s’est pas produit. Au lieu de cela, la technologie a été « dévoyée » de sorte à nous procurer de nombreux travaux supplémentaires qu’il nous échoit d’effectuer depuis. Pour atteindre cet objectif (le remplissage de nos emplois du temps NdT), beaucoup emplois inutiles de facto ont dû être créés. Des armées de travailleurs, en Europe et en Amérique du Nord en particulier, passent leur vie professionnelle à exécuter des tâches qu’en leur for intérieur, ces travailleurs estiment inutile d’effectuer. Le dommage moral et spirituel qui résulte de cette situation est grave. Notre ethos démocratique en est affecté. Pourtant, en pratique, personne n’en parle.

Pourquoi l’utopie promise par Keynes, dont la réalisation s’est faite attendre dès les années 60 – ne s’est-elle pas concrétisée ? L’explication désormais « classique » est qu’il n’avait pas anticipé une augmentation aussi massive de la consommation. Entre le choix de travailler moins et celui de disposer d’un plus grand nombre de jouets et de loisirs supplémentaires, nous avons collectivement choisi la seconde option. Il s’agit d’une « plaisante » fiction mais une brève réflexion démontre qu’il n’en est rien. Certes nous avons assisté à la création d’une infinie variété de nouveaux emplois et de nouvelles industries depuis les années vingt, mais très peu sont en rapport avec la production ou la distribution de sushis, de smartphones ou bien la personnalisation de nos baskets favorites.

Quels sont ces nouveaux emplois précisément ? Un rapport récent qui compare l’emploi aux États-Unis entre 1910 et 2000 nous en offre une image claire (et je constate, la même chose au Royaume-Uni à peu de différences près). Au cours du siècle dernier, le nombre de travailleurs employés comme domestiques s’est effondré de manière spectaculaire dans l’industrie et dans le secteur agricole. Dans le même laps de temps, les fonctions directoriales, le travail de bureau, les services aux professionnels ont triplé faisant passer ces « services » d’un quart au trois quarts de l’emploi total. En d’autres termes, les emplois productifs, comme il était prévu, ont été largement automatisés même si vous comptabilisez les travailleurs de l’industrie au niveau mondial, y compris les masses laborieuses relocalisées en Inde et en Chine dont les effectifs ne représentent plus le pourcentage de la population comme par le passé par comparaison avec ce qu’il a été.

Plutôt que de permettre une réduction significative du temps de travail de sorte à libérer les employés pour qu’ils poursuivent leurs projets, leurs plaisirs, leurs visions et leurs idées, nous avons assisté au gonflement non pas tant du secteur des « services » que du « secteur administratif », qui va jusqu’à inclure la création d’industries entièrement nouvelles comme les services financiers ou le télémarketing mais aussi l’expansion sans précédent de secteurs tels que le droit des sociétés, des universités et de l’administration de la santé, les ressources humaines et les relations publiques. Ces chiffres ne reflètent même pas ceux de toutes les personnes dont le métier est de fournir un soutien administratif, une assistance technique ou d’assurer la sécurité de ces industries, pas plus d’ailleurs que de l’armada des activités induites (toilettage des animaux de compagnie, livraison de pizzas 24 heures sur 24)…) lesquelles n’existent qu’en raison des horaires de travail à rallonge du reste de la population active.

Ces « gisements » d’emplois constituent ce que je propose d’appeler les «Emplois de Merde ».

Tout se passe comme si « quelqu’un », quelque part, créait ces emplois inutiles juste pour le « plaisir » de nous river à notre poste de travail. Là, s’enracine le mystère. Le capitalisme est censé éviter que cela ne se produise. Bien sûr, dans les anciens pays socialistes inefficaces, tel que l’Union soviétique, où l’emploi était considéré à la fois comme un droit inaliénable et un devoir sacré, le système « sécrétait » autant d’emplois qu’il « devait » en exister. C’était la raison pour laquelle dans les « Goum » – les grands magasins soviétiques – il fallait trois commis pour débiter une pièce de bœuf. C’est justement ce type de problème que la loi du marché soumis à la libre concurrence est supposée corriger ! La dernière chose qu’une entreprise soucieuse de sa rentabilité doit faire, selon la théorie économique, consiste à dépenser de l’argent sous la forme d’une masse salariale rétribuant des salariés inutiles à sa bonne marche. Pourtant, d’une certaine manière, cela se produit.

Alors que les entreprises peuvent engager une réduction drastique des effectifs, sous l’effet d’une étrange alchimie que personne ne peut expliquer : les licenciements et les efforts de productivité affectent invariablement les catégories de personnels qui fabriquent, réparent, entretiennent ou livrent les biens, tandis que le nombre de gratte-papier semble devoir se développer de manière exponentielle, et que de plus en plus d’employés, à l’instar des travailleurs soviétiques, travaillent quarante ou même cinquante heures par semaine, alors qu’objectivement ils ne travaillent pas plus quinze heures efficaces conformément à ce que Keynes avait prévu, puisque le reste de leur temps de présence est consacré à l’organisation ou à la participation à des séminaires de motivation, à la mise à jour de leur profil Facebook ou au « piratage » de séries TV.

Clairement cette réponse (cette organisation du travail NdT) n’est pas économique : elle est morale et politique. La classe dirigeante a compris qu’une population heureuse et productive disposant de temps libre représente un danger mortel : souvenez-vous de ce qui s’est profilé quand une configuration comparable est survenue dans les années 60… D’autre part, il est commode pour cette même classe dirigeante d’exploiter le sentiment que le travail est une valeur morale en soi, dont il découle que toute personne qui n’est pas disposée à se soumettre à sa discipline cinq jours sur sept ne mérite pas de recevoir une part de la richesse produite collectivement.

La croissance en apparence sans fin des responsabilités administratives dans les départements universitaires britanniques, permet de se représenter l’une des visions de l’enfer. L’enfer consisterait à proposer à un groupe d’individus de passer l’essentiel de leur temps de travail à exécuter une tâche qu’ils n’aiment pas et pour laquelle ils ne sont pas particulièrement doués.

Ces derniers expliquent qu’ils ont été embauchés en raison de leurs qualités d’ébénistes puis ils découvrent qu’ils sont sensés consacrer beaucoup de temps à… faire frire du poisson ! Au moins cette dernière tâche n’a-t-elle pas vraiment besoin d’être exécutée car un très petit nombre de poissons doivent être vraiment frits. Pourtant, ils sont perturbés. Ils développent du ressentiment à l’égard de certains de leurs collègues qu’ils suspectent de passer plus de temps à fabriquer des armoires plutôt qu’à assumer les responsabilités en rapport avec le fait de faire frire du poisson. Ce sentiment s’avère tellement prégnant qu’avant longtemps, des tas de poissons mal cuits s’accumulent partout dans l’atelier, après un processus interminable et inutile. Tout ce qui n’apporte rien à l’ébénisterie a mobilisé l’énergie de tous.

Je pense qu’il s’agit là d’une description assez précise de la dynamique morale de notre économie.

Je me rends compte de ce qu’un tel argument va se heurter à des objections immédiates :

– « Qui es-tu pour dire ce que tels emplois sont vraiment « nécessaires » ?»

– « Qui es-tu pour dire ce qui est nécessaire de toute façon ?»

– « Vous êtes professeur d’anthropologie, quel « besoin » satisfaisez-vous ? » (En effet, la plupart des lecteurs de la presse populaire prendrait mon travail comme l’exemple typique d’une dépense sociale inutile.) Rien qu’à ce niveau, la remarque est vraie, évidemment. Il n’existe pas de mesure objective de l’utilité sociale.

Je n’oserais pas dire à quelqu’un qui est convaincu d’apporter une contribution significative au monde qu’en réalité ce n’est pas le cas. Mais que dire de ces gens qui sont eux-mêmes convaincus que leur emploi n’a pas de sens ? Il n’y a pas longtemps que je suis rentré en contact avec un ami d’enfance que je n’avais pas revu depuis l’âge de 12 ans. J’ai été étonné d’apprendre que dans l’intervalle il avait d’abord pratiqué la poésie puis qu’il était devenu le chanteur d’un groupe de « rock indé ». J’avais entendu certaines de ses chansons à la radio en n’ayant aucune idée que le leader du groupe était quelqu’un de ma connaissance. Il était brillant, créatif et ses chansons ont incontestablement illuminé et amélioré la vie de gens partout dans le monde. Pourtant, après quelques albums frappés d’insuccès, son contrat a été résilié. Alors pour faire face à ses dettes et au frais liés à la paternité d’une petite fille, il a fini, comme il le dit : « à faire le choix par défaut de tant de gens dénués d’objectifs personnels : il fait son droit » . Désormais, il est avocat d’affaires dans un cabinet renommé de New York. Il a été le premier à admettre que son travail était tout à fait dénué de sens. Il tient en piètre estime sa contribution à la marche du monde laquelle, à ses propres yeux, est nulle et non avenue.

À ce stade beaucoup de questions se posent à commencer par celles-ci :

– « Que dit sur elle-même notre société qui génère une demande extrêmement limitée en poètes-musiciens talentueux, au détriment d’une demande plus soutenue de spécialistes en droit des sociétés ?

– Réponse : Si 1% de la population contrôle la richesse disponible, ce que nous appelons «le marché» reflète ce qu’ils pensent être utile ou important (et personne d’autre) mais plus encore, le marché montre que la plupart des personnes qui occupent ces emplois sont en fin de compte au courant du problème. En fait, je ne suis pas sûr d’avoir jamais rencontré un avocat d’affaires qui ne pense pas que son travail est nuisible. La même chose vaut pour presque toutes les nouvelles industries mentionnées auparavant. Il existe toute une catégorie de salariés qui admettent, lorsque vous les croisez dans une fête, que vous faites quelque chose qu’ils considèrent intéressant (comme anthropologue, par exemple) mais qui éviterons obstinément de parler de leur travail. Après quelques verres, ils se lanceront spontanément dans des tirades sur l’inutilité et la stupidité de leur travail.

Une violence psychologique profonde est ici à l’œuvre. Comment peut-on même commencer à évoquer la dignité du travail lorsqu’on éprouve d’une manière très intime le sentiment que son emploi ne devrait pas exister ? Comment éviter une colère et un ressentiment profond. C’est le génie propre à notre société d’avoir mandaté ses dirigeants pour trouver, comme dans l’exemple de la friture, le moyen de s’assurer que cette colère soit dirigée contre ceux qui effectuent le travail le plus utile.

Par exemple : dans notre société, en règle générale il semble évident que plus votre travail s’avère utile à autrui, moins on est susceptible d’être payé pour cela. Une fois de plus, il est est difficile de mesurer cette assertion de manière objective, mais un moyen facile de s’en faire une idée est de se demander ce qui se passerait si toute cette classe de gens venait à simplement disparaître? Dites ce que vous voulez des infirmières, des éboueurs ou des mécanos, il est évident que s’ils disparaissaient dans un claquement de doigt, l’impact serait immédiat et catastrophique. Un monde sans enseignants ou sans dockers connaîtrait bientôt de graves difficultés, de même que l’absence d’écrivains de science-fiction ou de musiciens de musique ska aurait évidemment un impact moindre. La perte que subirait l’humanité ne serait pas tout à fait aussi patente si tous les « chairmen » des Private Equity, les lobbyistes, les Public Relations, les actuaires, les télévendeurs, les huissiers ou les consultants juridiques venaient à disparaître de façon similaire [donc subite] (d’aucuns supposent que le monde s’améliorerait nettement…). Pourtant, mis à part une poignée d’exceptions surmédiatisée (à l’instar des médecins), la règle fonctionne étonnamment bien.

Plus pervers encore, il semble exister un large consensus sur la façon dont les « choses devraient être ». C’est l’une des forces secrètes du populisme de droite que vous pouvez observer lorsque la presse à grand tirage excite le ressentiment de son lectorat à l’encontre des employés du métro qui « paralysent » Londres à l’occasion d’un conflit social : le fait que les employés du métro puissent paralyser Londres démontre que leur travail est réellement nécessaire. De manière paradoxale c’est précisément cela qui semble agacer le grand public. La chose semble encore plus claire aux États-Unis, où les républicains ont obtenu leurs plus grands succès en focalisant le ressentiment du public contre les enseignants ou les travailleurs de l’automobile en raison de leurs salaires et leurs avantages supposés exorbitants (et non pas, de manière significative, contre l’administration scolaire ou les gestionnaires des firmes de Detroit lesquels sont en fait la source des problèmes) mais les ouvriers eux-mêmes. C’est comme si il leur était reproché « Non seulement vous occupez de vrais emplois pour enseigner aux enfants ou construire des voitures mais en plus vous avez le culot de vouloir bénéficier des systèmes de santé et de retraite ! »

Si quelqu’un avait été mandaté pour concevoir un système productif susceptible d’assurer aussi parfaitement la pérennité du pouvoir du capitalisme financier, il est difficile d’imaginer comment il aurait pu mieux y réussir. Dans la réalité, les travailleurs productifs sont pressés et exploités sans cesse tandis que le reste de la population laborieuse est divisée entre une classe de chômeurs, universellement vilipendée, et une encore plus grande classe composée de personnes essentiellement payées à ne rien faire sinon à occuper des positions au service des points de vue et des sensibilités de la classe dirigeante (gestionnaires, administrateurs, etc.) – et en particulier de leurs avatars financiers – mais capable, dans le même temps, d’entretenir un ressentiment bouillonnant contre tous ceux dont le travail possède une valeur sociale claire et incontestable. De toute évidence, ce système n’a jamais été consciemment conçu : il est le produit d’à peu près un siècle de tâtonnements. Mais c’est la seule explication au fait que, malgré nos capacités technologiques, nous passions plus de trois ou quatre heures à travailler chaque jour.

* David Graeber enseigne l’anthropologie à la London School of Economics. Son ouvrage le plus récent : The Democracy Project : une histoire, une crise , un mouvement, est publié par Spiegel & Grau.

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