Finance : texte du 21 mai (partie I)
Publié : mer. 23 mai 2012, 21:38
Texte de l'intervention concernant le système financier international
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde »
écrivait Albert Camus dans « la Peste », en 1947.
Le romancier stylise la formule que Platon,
dans son dialogue « Phédon », place dans la bouche de Socrate :
« Sache bien en effet, excellent Criton, lui dit-il (c’est Socrate qui parle),
qu’un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait encore du mal aux âmes ».
La traduction est celle de Victor Cousin.
Sur autre continent, un siècle avant Platon, Confucius - le Maître Kong des chinois - énonçait une idée proche de la façon suivante :
« si le langage n’est pas adéquat, les choses ne peuvent être menées à bien. »
C’est le même souci pour le juste « nommage », comme dirait les informaticiens, qui conduisit Maïmonide - le Rambam - à faire précéder les développements de son œuvre majeure : le Guide des Égarés, qui concilie judaïsme et aristotélisme, d’une série de 72 définitions ou, pour être exact, de 72 discussions sémantiques sur les termes qu’il emploie ensuite.
Autant de vénérables parrainages ne peuvent que conforter l’admirateur de Wittgenstein, attaché au formalisme de la connaissance, que je suis, qu’il fasse sienne - une position qui n'est ni nouvelle, ni isolée – quoiqu’elle manque souvent d'être suivie.
« On réfléchit peu à coup de slogans. »
Une autre façon de mal nommer les choses, en ne les nommant pas vraiment, consiste à abuser des abréviations et des acronymes; activité dans laquelle excelle le monde de la finance.
Avant de parler des CDS, CDO et autres ABX, il me faut accomplir deux détours pour préciser deux concepts.
Le premier dira combien le rôle de la piraterie est mal apprécié ;
le second résumera en quoi le Père Noël a permis non seulement l’apparition du « pirate », mais plus encore comment il continue d’alimenter certains préjugés communs en économie.
Examiner ce qu’est la piraterie et partant le pirate - c’est-à-dire son acteur le plus mal famé - nous conduit à le remplacer au sein d’une trinité fonctionnelle constituée par
le flibustier,
le corsaire
et le pirate.
En l’occurrence, il s’agit bien entendu des pirates modernes, nettement distincts des pirates antiques cités par Ciceron dans son « contre Verres », car ils étaient alors considéré comme les membres d’une entité politique indépendante.
L’apparition de ces trois acteurs de la navigation est concomitante de l’essor de la première première révolution industrielle, basée sur l’autonomie du financement des activités drapières, qui eut pour cadre les Provinces Unies des « bas pays Espagnols », autrement dit la Hollande ; précisément là où vit le jour, ce que les historiens ont identifiés, comme la première banque moderne.
L’Amsterdamsche Wisselbank est l’une des toutes premières banques de dépôt d’Europe. Cette banque d’Amsterdam - c’est plus facile à prononcer - est créée en 1609 avec la garantie et l’accord des États de Hollande, à peine reconnus par la France en 1596 et qui devront attendre 1648 pour leur reconnaissance par l’Espagne. Il s’agit d’un établissement public contrôlé par la municipalité d’Amsterdam. En contrepartie de ce contrôle la ville concède à la banque le monopole du change des monnaies d’où cette dernière tire son nom explicite de Wissel bank.
La banque d’Amsterdam exerçait une activité de gestion des dépôts, au sens où nous le connaissons, sans préjudice de ses activités de prêts pour financer les armements maritimes (y compris ceux des pirates) et celle des lettres de change destinées à épargner aux commerçants itinérants à l’époque : les marchands au sens littéral, les risques de se déplacer avec de grandes quantités de numéraire en or-métal.
Aussi incroyable que cela paraisse, la banque et la finance modernes sont les héritières en ligne directe de cette mise en forme conçue par les hollandais alors qu’il se trouvaient en pleine révolution émancipatrice du joug espagnol, au dix septième siècle, sous la conduite du staathouder Guillaume d’Orange. L’économiste Irving Fisher s’étonnera bien plus tard vers 1930 de la persistance de ce bricolage original.
Dans cette ré-organisation du monde économique, qui cherche à tracer une voie nouvelle après avoir secoué le joug que l’église catholique imposait au pays au travers de la domination espagnole, le pirate, comme son étymologie l’indique, représente l’entrepreneur indépendant par excellence, tandis que le flibustier, plus intégré à la société de l’époque, représente une coalition d’intérêts privés.
Le flibustier est financé par des groupes de marchands soucieux de s’ouvrir des débouchés ultramarins, tandis que les corsaires représentent - si j’ose dire - le service public des naufrageurs puisque c’est sous le couvert de la « lettre de course », délivrée par un souverain, que le corsaire obtient licence de tuer et de piller à la condition expresse, plus ou moins respectée, d’épargner les intérêts et les sujets de son commanditaire.
Comme on le voit le pirate, loin d’être un ferment d’anarchie pure est un élément certes contestable et contesté, au point d’être pendu et haut quand on l’attrape, de la nouvelle configuration économique en rapport avec l’émergence de la banque dont il est sur mer le bras armé. De facto, le pirate est un des agents nécessaires au triomphe du pré-capitalisme.
En outre, la distinction entre ces trois statuts est loin d’être aussi franche que leur définition semble le postuler.
Pour illustrer ce glissement statutaire toujours menaçant chez les « gueux de mer » - appellation péjorative d’époque - il importe de se rappeler que la création de la « Compagnie néerlandaise des Indes orientales », modèle des grandes compagnie de commerce internationale, doit son existence à Olivier van Noort, flibustier commandité par la bonne bourgeoisie hollandaise…
armer quatre bateaux n’est pas à la portée de toutes les bourses…
… or ce hardi marin ne choisissait pas toujours avec le discernement souhaitable, du point de vue de ses victimes, entre la flibuste tolérable, le course tolérée et la piraterie pure et simple autant qu’abominable.
Pas commode dans ces conditions de rejeter les pirates à la marge du système pré-capitaliste comme une simple anomalie criminelle.
Cette triple partition de l’aventure économique d’alors évoque l’actualité des différents statuts de l’entrepreuneuriat moderne qui met aux prises :
les raiders, auteurs des OPA hostiles ou plus trivialement, les fameux patrons-voyous,
les TNC, ou transnational corporation, entités transnationales tout à fait respectables mais qui ne dédaignent pas de fréquenter les paradis fiscaux qui se situent géographiquement - sans doute par hasard - dans les zones où les pirates d’antan avaient établis leur quartiers généraux,
et les administrations centrales lesquelles, à coup d’accords bilatéraux signés sous la pressions des compagnies classiques ancrées dans l’establishment économique, leur délivre de véritables lettres de course modernisée, afin qu’elles leur donne la chasse plus ou moins mollement, en pratiquant comme c’est le cas pour la lutte contre le trafic de drogue, la provocation positive.
Cette technique présente le désavantage de transformer les agents de l’état en trafiquant de devises et de drogues comme le remarquait un rapport sénatorial américain à l’occasion du vote du budget de la US FDA (food and drug administration) qui réclamait des moyens supplémentaires pour lutter contre Manuel Noriega, chef d’État et empereur de la drogue, de sinistre mémoire.
Encore faillait-il pour qu’éclose la piraterie moderne, auxiliaire encombrant mais objectif du pré-capitalisme, une préparation idéologique suffisamment importante pour desserrer l’étau de la réprobation morale - d’origine religieuse - qui frappait d’opprobre le désir de profit et en particulier celui lié au commerce de l’argent. L’entreprise qui devait triompher au 17ème siècle avec la première révolution industrielle pré-capitaliste et assurer, entre autre, l’armement des navires pirates, voit remonter ces prémices trois siècle plus tôt.
Cette préparation idéologique est le fait de la montée en puissance du Père Noël, personnage inattendu dans ce rôle d’accessoire idéologique.
Et pourtant c’est bien son introductrice, l’église catholique romaine qui va, peu à peu, à partir du XIIIe siècle, excommunier le père Noël de la théorie de ses saints.
À l’origine Saint Nicolas était accompagné de l’inquiétant père fouettard, figure du moine punisseur, car la « doxa » exigeait que le saint homme qui avait la charge de rétribuer les bons, confie à ses représentants sur terre la tâche ingrate mais nécessaire de châtier le méchant or progressivement s’impose l’idée que rétribution sans contrepartie vertueuse, est possible sous la houlette de plus en plus hétérodoxe de Santa Claus, notamment dans les pays protestants, lesquels acceptèrent - sans illusion - de séculariser ce personnage populaire car il s’y professait de toutes autres idées concernant la promesse eschatologique incorporée au christianisme des origines auquel la réforme prétendait revenir.
De manière plus prosaïque, la guerre fiscale, liée à la perception du « tonlieu », impôt médiéval frappant l’entrée des marchandises dans une ville ou sur une foire, jette les marchands dans les bras de la foi réformée perçue comme plus ouverte aux aspirations, de la bourgeoisie commerçante et mobile, par opposition au catholicisme attachés aux intérêts des notables sédentaires et des paysans. Un véritable exode des marchands s’observe qui pousse les négociants d’Allemagne et du nord de la France, ruinant au passage les foires de Champagne, a s’installer après des haltes à Liège, à Gand puis à Anvers, dans la ville d’Amsterdam qui représente à l’époque la terre promise de la liberté religieuse, dont de nombreux juifs chassés d’Espagne en 1492, puis du Portugal à partir de 1497, goûtaient les bienfaits.
À partir de ce moment, l’église n’a de cesse de fustiger la prodigalité de cette distribution automatique de cadeaux. Avec la lente transformation du saint Nicolas en Père Noël émerge la figure symbolique du « Progrès » - capital P - en procurateur des félicités terrestres en lieu et place de l’ascèse comme rampe d’accès à la rédemption et cela malgré les tentatives des dominicains de l’école de Salamanque de ré-acclimater l’idée de légitime profit financier dans l’univers catholique romain.
Le mouvement impulsé par la liberté religieuse ne s’arrêtera pas avant de s’être doté de tous les moyens de sa réussite dont la banque d’Amsterdam est un des jalons.
Aujourd’hui encore les religions, qui ont toutes fini par percevoir le rôle menaçant du « lascar à capuche rouge », tentent, sans grand succès d’ailleurs, de remettre « papa Noël » à sa juste place, selon elles. Peine perdue… le père Noël triomphe, habillé de pied en cap de rouge, ce qui signifie selon la vexillologie pirate : pas de quartiers ! Le « relooking » par Coca Cola appartenant aux légendes urbaines pour ne pas dire marketing.
Le cri de guerre du géant rouge, traduit en terme économique, implique que la jouissance des biens matériels doit s’effectuer ici et maintenant, sans délai. Cet appel spontané à la proto-consommation, véritable mot d’ordre du père Noël, prépare l’époque où il sera loisible à chaque aventurier de tenter la fortune, pour son propre compte, en se faisant, s’il le faut, pirate.
Le cycle de l’économie moderne peut commencer sous l’égide des libéraux, renommés ultérieurement classiques par Marx qui se rêve en moderne.
Adam Smith (1723 - 1790) va bientôt paraître, pour réactiver les idées d’Aristote (384-322 av. E.-C.) concernant le rôle de la monnaie. Smith annonce Ricardo (1772- 1823) chantre de la valeur-travail puisque, selon eux, c’est le travail qui fait la valeur des biens reproductibles ou, pour le dernier cité, sa valeur d’échange. Cette valeur devrait idéalement être fixée par le marché dans une société libre-échangiste, dépourvues d’aides sociales car elles accroîtraient les inégalités qui accablent les pauvres, selon la vision de Malthus.
Après tout, pourquoi pas, si l’objectif est atteint.
Il reste à élucider qu’une question de taille :
« le père Noël peut-il remplir son contrat ? »
– c’est-à-dire, mener à bien son programme économique de profusion programmée à coup de valeur-travail ? »
Pour un citoyen soucieux de bonne politique, cette question importe n’est-ce pas ?
Tout l’homme politique n’est-il pas attendu, peu ou prou, comme un personnage aussi mystérieux que notre éleveur de rennes du grand nord, les bras chargés de présents, n’est-ce pas parfois l’ambiguïté des promesses qu’il fait ?
Pour en débattre sérieusement, il faudra attendre les années soixante et la popularisation de l’épistémologie.
Tout commencera par une blague scientifique que l’on doit à Carl Sagan (1934-1996) astrophysicien auquel l’humanité doit les programmes spatiaux Mariner, Pioneer et Viking entre autres choses.
Sagan décide de poser les bases mathématiques ce qui devait ensuite un problème célèbre pour ses successeurs sous le nom de TSP : « Travel Santa Claus Problem ».
Auparavant l’épistémologue Karl Popper a introduit la notion de falsifiabilité. Cette dernière pose en substance que la condition nécessaire et suffisante pour qu’un problème soit scientifique, est : qu’il soit falsifiable ! Pour être clair, l’existence de d.ieu n’est pas falsifiable, elle relève du domaine de la croyance, le débit d’une chute d’eau est falsifiable parce qu’il suffit simplement de se tromper d’unité de mesure pour parvenir à un résultat erroné. Le calcul du débit de l’Amazone est un problème scientifique, l’existence de d.ieu ne l’est pas : c’est une donnée de votre métaphysique personnelle.
Carl Sagan formalise la promesse du père Noël pour vérifier l’assertion de Popper. En fait, se dit-il je sais que le père Noël n’existe pas mais ce qui m’intéresse c’est de savoir pourquoi je le sais.
Cette recherche est une problématique typique de l’épistémologie.
Alors Carl Sagan se livre à une série de calcul parfaitement rigoureux dont je vous épargne le détail - je tiens leur copie à la disposition des sceptiques - et à chaque fois, il butte sur une aporie.
Quelque soit la manière dont il envisage la façon dont le père Noël remplit son office, à chaque fois, notre éleveur de rennes préféré viole une des lois de la physique.
Tantôt il doit dépasser la vitesse de la lumière pour effectuer ses livraisons, tantôt le nombre de rennes nécessaires pour tracter le chariot contenant les 85 millions de jouets - excusez du peu - tend vers l’infini ce qui est impossible car il est génétiquement impossible d’élever une infinité de membre d’une même espèces, sans compter que l’espèce du rennes volant même génétiquement modifiée est loin d’être au point, tantôt les jouets rangés à la base de son baluchon, de 132 mètres de diamètre, qui s’avère nécessaire pour contenir les cadeaux sont irrémédiablement écrabouillés par le poids de ceux situés au dessus et l’on sait bien que le rôle du père Noël n’est pas de livrer de la bouillie de poupée Barbie ou de la confiture et Meccano, autre hypothèse autre échec et ainsi de suite alors Carl Sagan, mettant un mouchoir sur son âme d’enfant, se voit dans l’obligation de déclarer que scientifiquement le père Noël ne peut pas exister.
La blague produisit son effet, Carl Sagan fut intronisé assassin du père Noël et chacun rivalisa pour complexifier ses hypothèses de départ. En vain.
Le premier intérêt de cette histoire de père Noël est que Carl Sagan nous démontre combien il est important de savoir pourquoi on sait ce que l’on n’aborde d’ordinaire que par le biais de la croyance.
Le second intérêt de cette histoire tient à ce que les successeurs de Carl Sagan qui décrivirent tous les systèmes imaginables de redistribution de cadeaux, postulant par exemple, l’existence d’une infinité de pères Noël ou que sais-je encore, décrivirent les systèmes politiques du plus explicitement généreux, disons le système communiste : tous les enfants reçoivent un cadeau au plus étroitement élitiste : seul les enfants sages des nations développées reçoivent un cadeau. Rien n’y fit le père Noël était mort et bien mort. Il ne peut accomplir sa promesse dans le délai imparti de la nuit de Noël.
Ainsi Carl Sagan, inspiré par la philosophe des sciences Karl Popper, a-t-il non seulement tué le père Noël, ce qui est affligeant, mais encore liquidé au passage deux autres idées autrement plus importantes : la première selon laquelle l’assomption du progrès peut régler les problèmes du monde, sans tenir compte des limites asymptotiques assignés aux phénomènes - le fameux « peak oil » par exemple - et cela dès 1960 - et la seconde qui sous entend que l’emploi des grands nombres suppléent de manière « magique » aux déficiences conceptuelles qui sépare le modèle macro-économique du contrat social comme l’a reconnue Pareto (1848-1923) confronté à l’imperfection économique face aux exigence du contrat social.
Nous sommes en 1960 ; les communistes qui apprennent la nouvelle et ne comprennent la portée et se frottent les mains en répétant à qui veut l’entendre, nous vous l’avions bien dit sous entendu : Marx avait raison, le capitalisme porte en lui les germes de sa propre destruction. Attendons encore un peu, murmurent-ils, le fruit sera bientôt mûr. Un coup de pouce ici et là, en Afrique en pleine décolonisation par exemple, et les digues du vieux monde céderont. Hélas, en 1989, le modèle standard du socialisme réel : l’Union soviétique s’effondre minée par les dettes, dues à son impéritie et à une guerre ruineuse en Afghanistan - déjà. Exit l’économie planifiée.
Le poison qui menace le capitalisme économique viendra bien de l’intérieur mais d’une discipline que l’on attendait pas : la finance jusqu’alors considérée comme une dépendance fonctionnelle sans autre importance que sa régulation pour éviter que des agioteurs farfelus ne viennent contrarier les performances d’une autre sorte de planificateurs les économètres - qui ne s’ignorent plus - depuis qu’ils sont outillés de modèle de plus en plus savants et, croient-ils, de plus en plus performants. Le monétarisme fait alors florès. Il faudra attendre l’invention des CDS en 1994 par la mathématicienne Blythe Masters, employée modèle de JP Morgan pour que le risque prenne corps dans ce produit dérivé qui est désormais sur les lèvres de tous les commentateurs.
Avant de poursuivre, je serais en dessous de tout attente si je ne vous indiquais pas le moyen de vous enrichir.
Quel financier ferais-je si je en vous privais ?
C’est pourquoi je vais vous décrire en détail la mécanisme de formation des fameux CDS (credit defualt saswap : assurance contre le défaut de paiement).
Pour cela nous allons faire ensemble, ce qu’Erwin Schrödinger appelle une expérience de pensée : nul besoin de matériel juste un peu d’attention et d’imagination.
Imaginez que je sois banquier.
J’ai le look n’est-ce pas ?
Entre deux âge, correctement habillé, parfait ça colle.
En tant que banquier, je bénéficie de la part de la banque centrale, c’est-à-dire de la banque du pays d’implantation de mon siège social, faisons simple au départ, de ce qu’on appelle le principe de la réserve fractionnaire ce qui, en clair, signifie que je peux créer de l’argent d’une manière proportionnelle à l’argent que je détiens en dépôt.
Pas mal n’est-ce pas ?
Il se trouve que je viens de fonder ma banque, disons la banque Truxillo. Pour ce faire j’ai rassemblé un million - un million de ce que vous voudrez l’unité de compte n’a en fait pas vraiment d’importance dans la mesure où elle reconnue comme convertible ; alors euro ou dollar ?
Disons dollar !
En vertu du principe énoncé auparavant, je peux donc créer de l’argent à concurrence de neuf millions de dollars.
C’est le privilège du banquier qui a bonne réputation et j’ai bonne réputation.
La création de ces neuf millions va passer par l’octroi de prêts. C’est mon rôle de prêter de l’argent pour le créer au moyen d’une simple écriture dans mes livres de comptes, selon la méthode fractionnaire déjà présentée.
Je prête pour permettre à des projet de se réaliser. C’est mon rôle économique. En fait je choisis un projet intéressant puis je prête à son porteur ; une commission jugera, s’il le faut, la valeur de ce partenaire, etc.
Jusque là, c’est cool !
Les affaires roulent. Je prête. Mes clients me remboursent. Dès l’encaissement des premiers remboursements, j’augmente d’autant ma capacité à créer encore de l’argent nouveau.
J’ai de l’ambition. Je veux octroyer plus de prêts, quitte à susciter la demande. En effet, ce serait trop bête que de laisser en jachère ma capacité à créer de l’argent. Je refuse d’être un agent économique inefficace.
Je réfléchis à ce qui peut bien nécessiter d’emprunter de l’argent.
J’ouvre mon manuel de marketing : le Kotler - par exemple. À la page deux, la liste des besoins primaires : manger, se vêtir, s’abriter me tombe sous les yeux.
Le logement. L’occasion rêvée pour une famille de réaliser un emprunt.
L’ambition ne m’empêche pas de raisonner.
Imaginez que ma zone de chalandise soit la salle du Café de la Gare. Ma clientèle en puissance est donc constituée de toutes les personnes qui s’y trouvent assises. Je me rends à quel point cela va être long de contacter chacune et chacun pour lui proposer un crédit.
Inutile de perdre du temps, je vais faire appel à un distributeur.
Si je l’intéresse convenablement il sera plus efficace que moi et puis en définitive j’ignore combien risque de me couter la prospection commerciale alors laissons donc faire un intermédiaire qui s’y connait. En voici justement un!
« Vous, monsieur, vous serez mon intermédiaire. Je vous offre une belle commission pour cela. Disons qu’en supplément cette commission sera d’autant plus élevée que vous atteindrez l’objectif rapidement. »
Évidemment l’intermédiaire accepte parce que distribuer de l’argent à des conditions avantageuses à des futurs propriétaires n’est pas un travail trop pénible et qu’en sus il y a une prime à la clef.
Un mois plus tard mon intermédiaire revient vers moi et me tend une liasse de formulaires en me disant, fièrement : « Tous… ils ont tous signé ! »
Un mois s’écoule. J’encaisse les premiers remboursements.
Je répète l’opération. Disons que nous sommes en 2004. Les affaires de la banque Truxillo sont florissantes. Trop peut-être parce que les maçons qui construisent les maisons de mes clients se prennent à rêver de devenir propriétaires à leur tour. C’est l’effet magique produit par le cercle vertueux de la croissance économique. Ce sont les maçons qui ambitionnent à présent de signer des contrats de prêts. La perspective de devenir propriétaire aiguise leur appétit d’ascension sociale. Ils demandent des augmentations de salaires et ils les obtiennent. Les entreprises de constructions les répercutent à leur clients, bref les prix des maisons montent.
En tant que banquier, je sais que si je dois me refinancer pour couvrir la défaillance de l’un de mes débiteurs je dois m’adresser à un confrère ou à la banque centrale et je n’ignore pas que la banque centrale, si elle voit l’inflation pointer le bout de son nez, augmentera son taux directeur. Le taux directeur de la banque centrale est le taux de base auquel, moi : banquier, j’achèterais l’argent nécessaire en cas de pépin. Cette perspective me déplait car je réalise alors que j’ai pris des risques. Je vous l’avoue : le risque ce n’est pas ma tasse de thé, alors je prends la décision d’insérer dans mes contrats de prêt une clause qui stipule que si le taux directeur change alors le taux du prêt changera ! C’est la base des fameuses « subprimes ».
Après tout ce n’est pas à moi de payer pour mes débiteurs.
Je ne suis pas responsable de tout non plus !
À peine rassuré de ce côté, une nouveau doute m’assaille. Mon intermédiaire qui s’est montré si prompt à produire tous ces contrats, a-t-il été prudent au moment de valider les conditions d’obtention de ces prêts. La prime que je lui ai promis et versé était trop motivante pour qu’il le soit.
Pour en avoir le cœur net, je sors le dernier listing clients.
Je dois me rendre à l’évidence :
monsieur Dupont : je ne le connais pas au fond ;
madame Durand : je ne la connais pas plus
et quand à monsieur Dupré : il reste un mystère pour moi.
Je repense à la clause d’indexation automatique du taux de mes emprunts sur le taux directeur, sera-t-elle suffisante en cas de défaillance en chaîne de tous les Dupont, T ou D qui sont mes débiteurs désormais ?
Le doute augmente !
Je dois agir. Avec les liquidités encore disponibles j’achète des bons du Trésor que la banque centrale offre à la vente. Au moins ça : c’est du sérieux, du lourd !
Puis il me vient une idée. Lumineuse celle-là. Je vais fonder la financière Truxillo, non disons la financière T - cela sera moins voyant. Je doterais son capital au moyen des créances immobilières que j’ai sur mes clients particuliers - les fameux emprunts immobiliers dont la détention me tracasse. Je vais les découper en tranche fine - les fameuses « slices » ou « tranches » dans le jargon financier que je vais entrelarder - par politesse on dit « enrichir » - de mes bons du Trésor qui sentent le neuf.
La financière T étant maintenant une société bien capitalisée - et pour cause - je vais transformer de ce pas son capital (en fait il s’agit d’une promesse d’avance qui se trouve par le fait en dehors du bilan de la banque Truxillo - une façon de protéger la société mère), en titres négociables : des obligations. Pour le sérieux y pas mieux. Ces obligations seront constituées d’une sorte spéciale de mille feuilles à base d’une proportion infime de bond du Trésor et de beaucoup de ces « slices » immobilières un peu malodorantes.
De la sorte que je pourrais valoriser les obligations de la financière T et les revendre en disant qu’elles sont partiellement adossées - ne pas trop insister sur l’adverbe dans la note d’informations aux futurs acquéreurs bientôt actionnaires - à des bons du Trésor, donc « que c’est du solide ! » En outre, je pourrais les échanger contre d’autres titres peut-être moins douteux.
Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, je viens d’inventer les CDO (colletarized debt obligations). La collatéralisation en question provient de l’assymétrie entre les remboursement des prêts consentis (les flux rentrant) est les versement aux investisseurs - dans certains cas avantageux on parle de sur-collatéralisation.
En fait les financiers qui se trouvent dans la salle, auront compris que j’ai simplifié parce qu’en fait, parce que je suis un banquier formaliste, je suis bien passé par l’étape des ABS (asset-backed Securities) et des MBS (avec tranches junior et senior inside) mais le résultat, in fine, est le même puisqu’il s’agit de diluer de mauvais crédits en les « titrisant ». C’est cela la titrisation.
J’ai à peine bouclé mon opération que le téléphone sonne.
La barbe… mais non… c’est un collègue qui me propose des titres, ceux de la nouvelle financière S qui sont adossés à… des bons du Trésor ! Comme les miens en somme mais je connais mon interlocuteur : c’est une pointure dans notre domaine. L’idée d’échanger mes titres avec les siens représente sûrement un bon moyen de diluer le risque. En fait, tous les collègues ont agi comme nous deux et bientôt, il ne me restera plus aucun de mes propres titres.
Pendant que nous activons pour diluer les titres de nos financières respectives les affaires continuent de plus belle. Les maisons sortent de terre comme des champignons et les prix suivent leur mouvement ascensionnel. Première alerte, première augmentation du taux directeur, premières défaillances.
Parvenu à ce stade, je comprends qu’il serait judicieux que je m’assure contre un défaut de paiement parce que sinon la financière T va s’écrouler comme un château de cartes. Sa création a nécessité un montage utilisant un engagement hors bilan, je m’en souviens : la banque Truxillo et moi nous retrouverions dans de sales draps. Ambiance!
Les incidents de paiement se multiplient.
Par bonheur on ne m’a coupé le téléphone. J’appelle mon collègue JPMorgan où se tient à ma disposition, me dit-on dit, l’un des émules de la brillante financière qui avait inventé une assurance contre le défaut de paiement qui porte le nom bizarre de CDS pour « credit default swap », en français : assurance contre le défaut de paiement.
Le nom est déroutant mais revanche le principe en est simple, le voici : j’achète l’un de ces fameux CDS ce qui revient à verser à son vendeur une prime en fonction de l’exposition supposée au risque de mes titres, en contrepartie de laquelle ce dernier m’assure couvrir l’impayé en cas d’incident de paiement.
Par discrétion autant que par esprit pratique, on me conseille pour réaliser cette transaction de recourir aux service d’un PSI (prestataires de services d’investissement) qui connait son affaire en matière de marché de gré à gré, dit OTC (over the counter). Ce PSI appartient à la catégorie des IS (internaliseur systématique ou systémique) dont les activités échappent aux autorités de régulation nationale et internationale.
Génial. Ouf, sauvé. En plus je suis rentré dans le cercle très « select » de ce que les envieux appellent le « Shadow Banking System », grâce à la sous-traitance de l’achat-vente de mes CDS auprès d’un « darkpool » texan. L’appellation est - vous en conviendrez - explicite, à côté la confection de pièces d’habillement au « black » est une aimable plaisanterie.
Nous sommes au début de la crise, en 2007, elle est larvée, les incidents de paiement en proportions des titres en circulations restent rares et les CDS ne sont pas encore chers.
J’en ai acheté un paquet de quoi couvrir mes risques mais je sens que je passe à côté d’une… opportunité.
Réfléchissons un peu (cela m’arrive).
Je sais très bien que la situation est malsaine, c’est moi qui fait souscrire les contrats de prêt et je sais très bien que je ne sais rien - je suis un peu philosophe aussi - de la solvabilité des emprunteurs primaires dont la plupart sont des Ninja acronyme ironique qui désigne les emprunteurs dépourvus de moyens réels : « No Income, No Job no Asset » : ni revenu, ni travail, ni épargne. Cela revient à dire que j’ai prêté à des gens dont les capacités de remboursement étaient problématiques dès le départ. Passons. Ils n’auraient pas du signer !
Le potentiel de risque s’avère grand, aussi achetais-je un nombre de CDS pour un montant supérieur au risque encouru réellement ainsi quand la crise révélera son étendue, je revendrais ces garanties excédentaires à prix d’or.
Voilà l’opportunité qu’offre le CDS acheté à découvert (short selling) dans toute sa simplicité mais en plus; comme je suis connu et reconnu dans ma profession de banquier; je bénéficie d’une faveur supplémentaire. Je suis exonéré du versement de la garantie exigible en marche normale pour couvrir le défaut de livraison. Mes CDS sont non seulement acheté à découvert mais, qui plus est, ils sont nus.
Aussitôt constaté, j’achète plusieurs autres paquets de CDS. Puis j’attends. Pas longtemps.
Ce que je savais devoir survenir, pour en avoir été au moins partiellement l’organisateur, se produit. Les défaillances se multiplient, le CDS devient un produit très recherché. Je les revends avec une plus value considérable. Très considérable. Comme j’utilise les services de mon PSI fétiche, les profits que je réalise n’apparaissent nulle part ou presque.
Autant d’argent rend très intelligent !
Je brûle d’impatience de « jouer » à nouveau « au CDS ». J’en achète de nouveau, tous mes risques ayant été couverts depuis longtemps, aux mêmes causes correspondent les mêmes effets. La crise s’amplifie et je passe de nouveau à la caisse.
C’est alors que ma pusillanimité me confond : jusqu’ici spéculer sur de maisonnettes à 200 000 dollars me suffisait, c’est indigne de moi. Je veux voir plus grand, beaucoup plus grand.
Il existe d’autres emprunteurs qui ont besoin de couverture : ce sont les banques elles-mêmes, bien sûr, mais au delà d’elles : tous les investisseurs qui achètent la dette des états, morceaux de choix s’il en est. Ils s’avèrent êtres mes clients en puissance. Le terme CDS demeure obscur, leur usage se révèle aussi simple qu’on l’applique aux créanciers d’un état - ou à l’état lui-même - qu’à l’endettement d’une famille en quête de logement.
Cette fois, je vais jouer le gros coup ! En plus, grâce aux opérations précédentes, j’en ai les moyens.
J’achète donc de la dette souveraine bien notée, c’est à dire AAA de préférence, dont je couvre le risque quasi-nul en achetant du CDS, puis même méthode que précédemment, j’en achète plus que nécessaire, beaucoup plus, en vérité le maximum.
Tout à coup, je vends en masse la dette que je détiens sous la forme de titres ou de certificats - qui plus est, à perte ! À cause de ma surface financière mes gestes sont épiés et commentés. Au passage, j’intoxique les agences de notation auxquelles je commande aussitôt un audit pour connaître ce qu’elles pensent de ce retournement du marché. Mon action sera d’autant plus imitée que les agences, par leur rôle « procyclique », en accentuent la portée : ce que je dis et fais dois avoir un sens. Toute mon action vise à rendre auto-réalisatrice la prophétie que je leur ai suggérée de livrer. Par exemple, tel emprunteur n’est aussi fiable qu’auparavant parce qu’on a noté un désengagement de X ou de Y (c’est à dire moi !). Les autres opérateurs le constatent. Leur comportement panurgéen est de notoriété publique : la tendance est baissière alors ils suivent. Aussitôt ils commencent à vendre à perte eux aussi, assumant des pertes de plus en plus importantes jusqu’à se rendre dépendants aux CDS que je détiens.
Les prix des CDS monte par effet de balancier en fonction de l’exposition au risque croissant d’aggraver ses pertes ; à ce moment précis, j’offre - à qui en veut - et à qui peut - mes CDS excédentaires (découverts et nus). Tout le monde en veut et peu peuvent. Une belle affaire de plus. Comme je n’ai pas intérêt à tuer la poule aux œufs d’or, je reste raisonnable, la perte est minime, les gains unitaires, bruts et nets, aussi. Le nombre de transactions seul compte pour faire un résultat. Les oscillations sur les cours sont à peine perceptibles au yeux des néophytes mais les profits continuent de s’accumuler.
Deuxième révélation - c’est à croire que je deviens de plus en plus intelligent ! Ces opérations que j’ai réalisé jusqu’à présent de manière manuelle - autrement dit archaïque, pourquoi ne pas en accélérer l’exécution à l’aide de ma prothèse favorite, l’ordinateur ?
Embauche immédiate d’un informaticien pour cadencer à un autre rythme ces opérations gagnantes. 1 000, 5 000, 20 000, jusqu’à trente trois milles opérations par seconde ! Deux millions de transactions à la minute qui dit mieux ? L’informaticien m’apprends qu’on appelle cela le trading haute fréquence (THF) ou high frequency trading pour les anglophiles. Les profits continuent d’affluer.
Enfin pour optimiser l’efficacité du THF j’entreprends de bouleverser l’exécution du carnet d’ordre qui est l’instrument grâce auquel on ordonne l’ordre dans lequel les achats et les ventes sont effectués, en retirant de manière automatique un ordre avant son exécution - c’est une possibilité offerte par le fonctionnement du marché. Aussi n’ai-je plus besoin de vendre des titres juste de suggérer que je vais le faire en annonçant via le carnet d’ordre qu’une ligne de titres se trouve en vente et au dernier instant les retirer de l’opération, pour effectuer les opérations inverses. Cette manipulation du carnet d’ordre exige d’utiliser le trading algorithmique.
Mon informaticien me révèle bien d’autres techniques accessibles au trading algorithmique toutes plus rentables les unes que les autres : le « spoofing » (ou jeu du canular) : c’est une variante de l’opération précédente. Il s’agit de placer des ordres de gros montant dans le carnet avec un rang de priorité permettant d’éviter leur exécution, pour donner l’illusion d’un intérêt de ce côté du carnet, faire décaler la fourchette, et favoriser ainsi l’exécution d’ordres en sens inverse à un meilleur prix. Aussitôt, les ordres de gros montants fictifs sont annulés ».
Il en existe toute un palette comme le « front running » et j’en passe.
On s’amuse bien mais encore une fois encore je sens que je peux faire mieux, y compris que les meilleures « jokes » de mon informaticien. Je rappelle JPMorgan et lui tiens à peu près ce langage « puisque nos CDS donnent le « La » sur le marché, ne devrions-nous pas créer un index à partir d’un panier de nos propres CDS qui reflèterait la tendance ainsi créée ? Nous pourrions alors spéculer sur ces index au moyen d’un super CDS. »
« C’est une super idée, je dirais même plus une riche idée ! » me réponds mon interlocuteur et nous mîmes au point l’indice ABX…
J’arrête ici l’histoire de la banque Truxillo qui - pour ma plus grande satisfaction morale - n’existe pas mais je vous affirme que tout ce je viens de vous présenter sous la forme la plus légère possible provient de rapports parlementaires et sénatoriaux et surtout des minutes des auditions des spécialistes consultés en vue de leur rédaction parmi lesquels :
Jean-Pierre Jouyet Président de l’AMF,
Danièle Nouy, secrétaire générale de L’ACP, Autorité de Contrôle prudentiel
Jean-Claude Trichet, président de la BCE
Christian Noyer, directeur de la Banque de France
Philippe Mills, directeur de l’Agence France Trésor
Marc Touati, gérant de Global Equities
Édouard Tétreau, gérant de MediaFin
Henri Bourguinat, professeur à l’université Bordeaux-IV
Christian de Boissieu, professeur à l’université de Paris I
Jean-Hervé Lorenzi, professeur d’économie à l’université de Paris-Dauphine, président du Cercle des économistes, et des dizaines d’autres sources qui ne sont affiliés à aucun groupuscule gauchiste ou autre jazzband de zazous situationistes.
À titre d’illustration rapide, voici trois de leurs déclarations sous la forme de citations directe :
La première est de monsieur Jean-Hervé Lorenzi, déjà cité qui s’exprime devant une commission d’enquête: « (...) l’une des raisons pour lesquelles nous avons tant de mal à comprendre précisément ce qui s’est passé au cours des trois dernières années est la séparation entre, d’une part, les économistes du réel, qui examinent ce qui se passe sur les marchés des biens et services ou sur le marché du travail et, d’autre part, les économistes spécialisés dans l’analyse des marchés financiers (...). Les économistes du réel, dont je fais partie, sont assez étrangers à cet univers de la finance. »
La seconde citation est d’Édouard Tétreau, précédemment cité :
Les banques (c’est moi qui ajoute le prédicat) « … ont argué d’un besoin vital pour l’économie d’assurer la liquidité sur les marchés pour obtenir un plan de sauvetage aux États-Unis et en Europe ; mais au lieu d’allouer cette masse de liquidité à l’économie réelle, elles se sont empressées de la rediriger vers les activités spéculatives. Il faut dire que pour certaines banques de marché, les retours sur investissement étaient de 40 voire 70 % entre 2006 et 2007, pouvant même atteindre un pic supérieur à 100 % : à part le trafic de drogue, aucune autre activité n’offre de tels rendements ! (...) Où va cette liquidité ? L’injecter dans l’économie réelle n’intéresse plus les banques, car les marges sont plus attractives côté des hedge funds ou des activités à fort effet de levier »
et enfin celle-ci de Jean-Pierre Jouyet
« historiquement tournée vers les marchés actions, la régulation des marchés financiers a tardé à tirer les conséquences de l’explosion des encours de produits dérivés ».
Ne croyez pas que je ferais une « fixette » sur la finance, si les évaluations des encours de produits dérivés, lesquels encours varient selon les sources puisqu’on ne peut les connaître que grâce à des recoupements effectués d’après les activités supposées aux IS (les internalisateurs systématiques), n’atteignaient pas l’ordre de grandeur de 600 000 à 700 000 milliards de dollars (chiffres 2009).
Cet ordre de grandeur paraît démesuré par rapport au PIB mondial, il en représente au moins le décuple. Or, les neuf-dixième des transactions portant sur ces instruments sont effectués over the counter selon des modalités qui échappent à toute régulation et sont caractérisées par une grande opacité (on parle alors de « dérivés OTC »).
Méconnaitre l’ampleur du phénomène financier revient à se priver de tout espoir de raisonner juste au plan économique y compris dans l’économie dite réelle.
Jusqu’à présent, je vous épargné les grands chiffres mais je ne peux en différer plus longtemps un exposé minimum.
Point de méthode : « géométrie » du raisonnement
Avant de faire parler les chiffres, accordons-nous sur le fait que la métrologie est fille de géométrie. Cette discipline permet, dit-on, de raisonner juste sur la base d’un figure (donnée pour) fausse. En macro-économie, la justesse du raisonnement souffre assez peu des erreurs marginales tant que le périmètres des ordres de grandeur n’est pas faussé. Étant donné le rapport entre certaines grandeurs, la méthodologie consistant à négliger les marges d’erreurs afférentes à toute comparaison, trouve alors un point d’application raisonnable.
Les chiffres des PIB (RNB)
En 2010, au niveau mondial, le PIB s’élève à 62 000 milliards de US$
En 2011, au niveau mondial, le PIB atteint 70 000 milliards de US$
Pour l’Europe (EU en tant qu’entité politique), il est de 18 000 milliards : (1er rang)
devant les États-Unis : 15 000 milliards (2ème rang)
la Chine le pib s’élève 7 000 milliards,
et celui du Japon à 5 800 milliards,
de manière intracommunautaire les PIBs respectifs de
l’Allemagne s’établit à 3 600 milliards
et celui de la France à 2 800 milliards
(à comparer au 312 milliards de la Grèce sur la base desquels a été créée la problématique de la dette que l’on connait sui bien et si mal)
Par ailleurs, le volume des transactions financières atteindrait entre 12 et 15 fois le PIB mondial. Le rapport cité date de 2010 et sa précision souffre de la difficulté qu’il y a à mesurer des transactions réalisées pour la plupart en dehors d’un marché organisé autorisant les certitudes cependant les spécialistes s’accordent sur cet ordre de grandeur (et sa progression continue).
« Selon l’historien de l’économie Niall Ferguson, de sensibilité néo-conservatrice, en 2006, la valeur boursière des actions dépassait de dix pourcent (10 %) celle des prestations de l’économie réelle, tandis que la somme des dettes nationales et internationales la dépassait de cinquante pourcent (50 %).
Les produits dérivés, quant à eux égalaient dix fois (un facteur dix! champagne…) la valeur de l’économie réelle. »
(in http://www.domainepublic.ch/articles/14633 | les mentions en gras ont été ajouté par l’auteur)
En 2012, soit six années plus tard, la progression de la valeur des produits dérivés s’est poursuivie malgré un infléchissement négatifs des PIB mondiaux pendant les années 2009 et 2010.
À titre d’exemple, la fortune financière (estimation) des Allemands s’élève à 46 000 milliards de dollars.
Cette somme, « étonnante » par sa démesure, est à mettre en rapport avec les 3 300 milliard du PIB de ce pays l’année de référence (2009).
D’après les scientifiques engagés comme Mario von Cranach, professeur émérite de l’Université de Berne, Président du « Réseau pour une économie socialement responsable NSW / RSE » et vice-président de l’association Kontrapunkt* non seulement cette tendance n’’est pas prête à s’essouffler mais encore tous les signaux dont son association et lui disposent pour l’analyser, indiquent que sa progression est inéluctable.
Entre la production exprimée en PIB et la fortune financière d’un pays comme l’Allemagne le rapport s’établit à 13 fois le PIB. La finance purement spéculative produirait donc 13 fois plus de richesses que la production de biens et de services (si l’on exclut de ces derniers les services financiers qui servent stricto-sensu à la spéculation).
Autrement dit, si l’on pose, par hypothèse, une linéarité de la progression sur les dix dernière années, date à partir de laquelle a commencé à se constituer cette masse financière significative (circa 2000) - l’invention des CDS par Blythe Masters* remontant a « seulement » 1994 - cela signifie que tous les allemands ne contribuent par leur travail annualisé qu’à concurrence 7 % à la création de richesse de leur pays.
Le fameux proverbe s’enrichir en dormant trouve ici une illustration éclatante dans la réalité tangible.
Ce ratio renvoie en miroir le chiffre époustouflant de 7% soit la moitié du pourcentage du taux de TVA moyen en Europe.
Le travail effectué et les services rendus ne rentrent dans la composition de la richesse allemande cumulée : réelle et financière que pour la moitié de ce que cette richesse globale serait sensée produire comme taxe pour l’État ! Le constat est violent. Il est plus violent encore si l’on exprime selon l’angle du travailleur qui est amené à percevoir son activité comme étant dénuée de valeur relativement à la spéculation !
[
* cf. Blythe Masters : ‘The woman who built financial 'weapon of mass destruction' in the Gardian by david Teather, en date du 20 septembre 2008. Blythe Masters est une mathématicienne qui dans la cadre de ses attributions dans la banque JP Morgan, a mis au point le mécanisme d’assurance du risque de défaut de couverture de crédit appelé en abrégé CDS pour Credit Default Swap en anglais.
]
Arrivés à ce point de l’examen des turpitudes du système financier international, deux mauvais réflexes s’invitent dans le débat public :
Le premier matérialise la croyance selon laquelle pour faire cesser le scandale que constitue l’hégémonie de la finance sur l’économie réelle, il suffit de réparer l’économie réelle et parallèlement d’asservir la finance à cette économie réelle une fois réparée ;
Le second correspond à la vertu supposée thérapeutique et compensatoire de la taxation des transactions qu’on l’appelle Tobin ou d’un autre nom, selon le raisonnement simple au fond et qui nous vient à l’esprit sans effort : puisqu’ils font de l’argent, prenons-en leur un peu (ou beaucoup) et tout rentrera dans l’ordre.
Si ces deux réflexes étaient le fait de discussion amicales, au coin du feu ou au café cela ne porterait pas à conséquence, or ils trouvent un écho des les propos du personnel politique inspiré par différents lobbies, « think tanks » et cercles de réflexion ce qui est plus gênant car, dans les deux cas, ces idées d’apparence raisonnables consacre deux défaites de la pensée économique et de la pensée tout court.
La défaite en question consiste à nier le pouvoir de ce qui nous dépasse, à moment donne pour l’unique raison que justement il nous dépasse et que nous n’apprécions pas cette situation humiliante.
Je renvoie chacun à la lecture du philosophe Pierre Levy qui consacre que le virtuel (la financiarisation par exemple) est une dimension du réel, correspondant à un potentiel non actualisé - le virtuel n’est en pas moins réel. Il ne s’y oppose pas d’ailleurs, il demande juste à être actualisé, comme notre approche de l’économie intégrant la financiarisation demande à l’être, pour comprendre à quel point le partage entre ce qui relève du virtuel et du réel doit à nos préjugés philosophiques et moraux, au sujet de ce que sont : le travail et le fruit de notre travail. Je lance une fusée en direction des défenseurs du « revenu de vie ».
La finance présentent une illustration parfaite de cette fausse dichotomie entre réel et virtuel, qui se substitue à la dichotomie effective entre virtuel et actuel. Cette confusion doit être dépassée si nous désirons mettre la finance à notre service service plutôt que de subir les errements de ceux qui la dévoient, car quelque soit le ressentiment qu’il nourrisse à l’endroit du spéculateur, aucun économiste ne peut croire sérieusement à l’inutilité de la finance et encore moins à la nécessité de son abaissement.
lire la partie II
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde »
écrivait Albert Camus dans « la Peste », en 1947.
Le romancier stylise la formule que Platon,
dans son dialogue « Phédon », place dans la bouche de Socrate :
« Sache bien en effet, excellent Criton, lui dit-il (c’est Socrate qui parle),
qu’un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait encore du mal aux âmes ».
La traduction est celle de Victor Cousin.
Sur autre continent, un siècle avant Platon, Confucius - le Maître Kong des chinois - énonçait une idée proche de la façon suivante :
« si le langage n’est pas adéquat, les choses ne peuvent être menées à bien. »
C’est le même souci pour le juste « nommage », comme dirait les informaticiens, qui conduisit Maïmonide - le Rambam - à faire précéder les développements de son œuvre majeure : le Guide des Égarés, qui concilie judaïsme et aristotélisme, d’une série de 72 définitions ou, pour être exact, de 72 discussions sémantiques sur les termes qu’il emploie ensuite.
Autant de vénérables parrainages ne peuvent que conforter l’admirateur de Wittgenstein, attaché au formalisme de la connaissance, que je suis, qu’il fasse sienne - une position qui n'est ni nouvelle, ni isolée – quoiqu’elle manque souvent d'être suivie.
« On réfléchit peu à coup de slogans. »
Une autre façon de mal nommer les choses, en ne les nommant pas vraiment, consiste à abuser des abréviations et des acronymes; activité dans laquelle excelle le monde de la finance.
Avant de parler des CDS, CDO et autres ABX, il me faut accomplir deux détours pour préciser deux concepts.
Le premier dira combien le rôle de la piraterie est mal apprécié ;
le second résumera en quoi le Père Noël a permis non seulement l’apparition du « pirate », mais plus encore comment il continue d’alimenter certains préjugés communs en économie.
Examiner ce qu’est la piraterie et partant le pirate - c’est-à-dire son acteur le plus mal famé - nous conduit à le remplacer au sein d’une trinité fonctionnelle constituée par
le flibustier,
le corsaire
et le pirate.
En l’occurrence, il s’agit bien entendu des pirates modernes, nettement distincts des pirates antiques cités par Ciceron dans son « contre Verres », car ils étaient alors considéré comme les membres d’une entité politique indépendante.
L’apparition de ces trois acteurs de la navigation est concomitante de l’essor de la première première révolution industrielle, basée sur l’autonomie du financement des activités drapières, qui eut pour cadre les Provinces Unies des « bas pays Espagnols », autrement dit la Hollande ; précisément là où vit le jour, ce que les historiens ont identifiés, comme la première banque moderne.
L’Amsterdamsche Wisselbank est l’une des toutes premières banques de dépôt d’Europe. Cette banque d’Amsterdam - c’est plus facile à prononcer - est créée en 1609 avec la garantie et l’accord des États de Hollande, à peine reconnus par la France en 1596 et qui devront attendre 1648 pour leur reconnaissance par l’Espagne. Il s’agit d’un établissement public contrôlé par la municipalité d’Amsterdam. En contrepartie de ce contrôle la ville concède à la banque le monopole du change des monnaies d’où cette dernière tire son nom explicite de Wissel bank.
La banque d’Amsterdam exerçait une activité de gestion des dépôts, au sens où nous le connaissons, sans préjudice de ses activités de prêts pour financer les armements maritimes (y compris ceux des pirates) et celle des lettres de change destinées à épargner aux commerçants itinérants à l’époque : les marchands au sens littéral, les risques de se déplacer avec de grandes quantités de numéraire en or-métal.
Aussi incroyable que cela paraisse, la banque et la finance modernes sont les héritières en ligne directe de cette mise en forme conçue par les hollandais alors qu’il se trouvaient en pleine révolution émancipatrice du joug espagnol, au dix septième siècle, sous la conduite du staathouder Guillaume d’Orange. L’économiste Irving Fisher s’étonnera bien plus tard vers 1930 de la persistance de ce bricolage original.
Dans cette ré-organisation du monde économique, qui cherche à tracer une voie nouvelle après avoir secoué le joug que l’église catholique imposait au pays au travers de la domination espagnole, le pirate, comme son étymologie l’indique, représente l’entrepreneur indépendant par excellence, tandis que le flibustier, plus intégré à la société de l’époque, représente une coalition d’intérêts privés.
Le flibustier est financé par des groupes de marchands soucieux de s’ouvrir des débouchés ultramarins, tandis que les corsaires représentent - si j’ose dire - le service public des naufrageurs puisque c’est sous le couvert de la « lettre de course », délivrée par un souverain, que le corsaire obtient licence de tuer et de piller à la condition expresse, plus ou moins respectée, d’épargner les intérêts et les sujets de son commanditaire.
Comme on le voit le pirate, loin d’être un ferment d’anarchie pure est un élément certes contestable et contesté, au point d’être pendu et haut quand on l’attrape, de la nouvelle configuration économique en rapport avec l’émergence de la banque dont il est sur mer le bras armé. De facto, le pirate est un des agents nécessaires au triomphe du pré-capitalisme.
En outre, la distinction entre ces trois statuts est loin d’être aussi franche que leur définition semble le postuler.
Pour illustrer ce glissement statutaire toujours menaçant chez les « gueux de mer » - appellation péjorative d’époque - il importe de se rappeler que la création de la « Compagnie néerlandaise des Indes orientales », modèle des grandes compagnie de commerce internationale, doit son existence à Olivier van Noort, flibustier commandité par la bonne bourgeoisie hollandaise…
armer quatre bateaux n’est pas à la portée de toutes les bourses…
… or ce hardi marin ne choisissait pas toujours avec le discernement souhaitable, du point de vue de ses victimes, entre la flibuste tolérable, le course tolérée et la piraterie pure et simple autant qu’abominable.
Pas commode dans ces conditions de rejeter les pirates à la marge du système pré-capitaliste comme une simple anomalie criminelle.
Cette triple partition de l’aventure économique d’alors évoque l’actualité des différents statuts de l’entrepreuneuriat moderne qui met aux prises :
les raiders, auteurs des OPA hostiles ou plus trivialement, les fameux patrons-voyous,
les TNC, ou transnational corporation, entités transnationales tout à fait respectables mais qui ne dédaignent pas de fréquenter les paradis fiscaux qui se situent géographiquement - sans doute par hasard - dans les zones où les pirates d’antan avaient établis leur quartiers généraux,
et les administrations centrales lesquelles, à coup d’accords bilatéraux signés sous la pressions des compagnies classiques ancrées dans l’establishment économique, leur délivre de véritables lettres de course modernisée, afin qu’elles leur donne la chasse plus ou moins mollement, en pratiquant comme c’est le cas pour la lutte contre le trafic de drogue, la provocation positive.
Cette technique présente le désavantage de transformer les agents de l’état en trafiquant de devises et de drogues comme le remarquait un rapport sénatorial américain à l’occasion du vote du budget de la US FDA (food and drug administration) qui réclamait des moyens supplémentaires pour lutter contre Manuel Noriega, chef d’État et empereur de la drogue, de sinistre mémoire.
Encore faillait-il pour qu’éclose la piraterie moderne, auxiliaire encombrant mais objectif du pré-capitalisme, une préparation idéologique suffisamment importante pour desserrer l’étau de la réprobation morale - d’origine religieuse - qui frappait d’opprobre le désir de profit et en particulier celui lié au commerce de l’argent. L’entreprise qui devait triompher au 17ème siècle avec la première révolution industrielle pré-capitaliste et assurer, entre autre, l’armement des navires pirates, voit remonter ces prémices trois siècle plus tôt.
Cette préparation idéologique est le fait de la montée en puissance du Père Noël, personnage inattendu dans ce rôle d’accessoire idéologique.
Et pourtant c’est bien son introductrice, l’église catholique romaine qui va, peu à peu, à partir du XIIIe siècle, excommunier le père Noël de la théorie de ses saints.
À l’origine Saint Nicolas était accompagné de l’inquiétant père fouettard, figure du moine punisseur, car la « doxa » exigeait que le saint homme qui avait la charge de rétribuer les bons, confie à ses représentants sur terre la tâche ingrate mais nécessaire de châtier le méchant or progressivement s’impose l’idée que rétribution sans contrepartie vertueuse, est possible sous la houlette de plus en plus hétérodoxe de Santa Claus, notamment dans les pays protestants, lesquels acceptèrent - sans illusion - de séculariser ce personnage populaire car il s’y professait de toutes autres idées concernant la promesse eschatologique incorporée au christianisme des origines auquel la réforme prétendait revenir.
De manière plus prosaïque, la guerre fiscale, liée à la perception du « tonlieu », impôt médiéval frappant l’entrée des marchandises dans une ville ou sur une foire, jette les marchands dans les bras de la foi réformée perçue comme plus ouverte aux aspirations, de la bourgeoisie commerçante et mobile, par opposition au catholicisme attachés aux intérêts des notables sédentaires et des paysans. Un véritable exode des marchands s’observe qui pousse les négociants d’Allemagne et du nord de la France, ruinant au passage les foires de Champagne, a s’installer après des haltes à Liège, à Gand puis à Anvers, dans la ville d’Amsterdam qui représente à l’époque la terre promise de la liberté religieuse, dont de nombreux juifs chassés d’Espagne en 1492, puis du Portugal à partir de 1497, goûtaient les bienfaits.
À partir de ce moment, l’église n’a de cesse de fustiger la prodigalité de cette distribution automatique de cadeaux. Avec la lente transformation du saint Nicolas en Père Noël émerge la figure symbolique du « Progrès » - capital P - en procurateur des félicités terrestres en lieu et place de l’ascèse comme rampe d’accès à la rédemption et cela malgré les tentatives des dominicains de l’école de Salamanque de ré-acclimater l’idée de légitime profit financier dans l’univers catholique romain.
Le mouvement impulsé par la liberté religieuse ne s’arrêtera pas avant de s’être doté de tous les moyens de sa réussite dont la banque d’Amsterdam est un des jalons.
Aujourd’hui encore les religions, qui ont toutes fini par percevoir le rôle menaçant du « lascar à capuche rouge », tentent, sans grand succès d’ailleurs, de remettre « papa Noël » à sa juste place, selon elles. Peine perdue… le père Noël triomphe, habillé de pied en cap de rouge, ce qui signifie selon la vexillologie pirate : pas de quartiers ! Le « relooking » par Coca Cola appartenant aux légendes urbaines pour ne pas dire marketing.
Le cri de guerre du géant rouge, traduit en terme économique, implique que la jouissance des biens matériels doit s’effectuer ici et maintenant, sans délai. Cet appel spontané à la proto-consommation, véritable mot d’ordre du père Noël, prépare l’époque où il sera loisible à chaque aventurier de tenter la fortune, pour son propre compte, en se faisant, s’il le faut, pirate.
Le cycle de l’économie moderne peut commencer sous l’égide des libéraux, renommés ultérieurement classiques par Marx qui se rêve en moderne.
Adam Smith (1723 - 1790) va bientôt paraître, pour réactiver les idées d’Aristote (384-322 av. E.-C.) concernant le rôle de la monnaie. Smith annonce Ricardo (1772- 1823) chantre de la valeur-travail puisque, selon eux, c’est le travail qui fait la valeur des biens reproductibles ou, pour le dernier cité, sa valeur d’échange. Cette valeur devrait idéalement être fixée par le marché dans une société libre-échangiste, dépourvues d’aides sociales car elles accroîtraient les inégalités qui accablent les pauvres, selon la vision de Malthus.
Après tout, pourquoi pas, si l’objectif est atteint.
Il reste à élucider qu’une question de taille :
« le père Noël peut-il remplir son contrat ? »
– c’est-à-dire, mener à bien son programme économique de profusion programmée à coup de valeur-travail ? »
Pour un citoyen soucieux de bonne politique, cette question importe n’est-ce pas ?
Tout l’homme politique n’est-il pas attendu, peu ou prou, comme un personnage aussi mystérieux que notre éleveur de rennes du grand nord, les bras chargés de présents, n’est-ce pas parfois l’ambiguïté des promesses qu’il fait ?
Pour en débattre sérieusement, il faudra attendre les années soixante et la popularisation de l’épistémologie.
Tout commencera par une blague scientifique que l’on doit à Carl Sagan (1934-1996) astrophysicien auquel l’humanité doit les programmes spatiaux Mariner, Pioneer et Viking entre autres choses.
Sagan décide de poser les bases mathématiques ce qui devait ensuite un problème célèbre pour ses successeurs sous le nom de TSP : « Travel Santa Claus Problem ».
Auparavant l’épistémologue Karl Popper a introduit la notion de falsifiabilité. Cette dernière pose en substance que la condition nécessaire et suffisante pour qu’un problème soit scientifique, est : qu’il soit falsifiable ! Pour être clair, l’existence de d.ieu n’est pas falsifiable, elle relève du domaine de la croyance, le débit d’une chute d’eau est falsifiable parce qu’il suffit simplement de se tromper d’unité de mesure pour parvenir à un résultat erroné. Le calcul du débit de l’Amazone est un problème scientifique, l’existence de d.ieu ne l’est pas : c’est une donnée de votre métaphysique personnelle.
Carl Sagan formalise la promesse du père Noël pour vérifier l’assertion de Popper. En fait, se dit-il je sais que le père Noël n’existe pas mais ce qui m’intéresse c’est de savoir pourquoi je le sais.
Cette recherche est une problématique typique de l’épistémologie.
Alors Carl Sagan se livre à une série de calcul parfaitement rigoureux dont je vous épargne le détail - je tiens leur copie à la disposition des sceptiques - et à chaque fois, il butte sur une aporie.
Quelque soit la manière dont il envisage la façon dont le père Noël remplit son office, à chaque fois, notre éleveur de rennes préféré viole une des lois de la physique.
Tantôt il doit dépasser la vitesse de la lumière pour effectuer ses livraisons, tantôt le nombre de rennes nécessaires pour tracter le chariot contenant les 85 millions de jouets - excusez du peu - tend vers l’infini ce qui est impossible car il est génétiquement impossible d’élever une infinité de membre d’une même espèces, sans compter que l’espèce du rennes volant même génétiquement modifiée est loin d’être au point, tantôt les jouets rangés à la base de son baluchon, de 132 mètres de diamètre, qui s’avère nécessaire pour contenir les cadeaux sont irrémédiablement écrabouillés par le poids de ceux situés au dessus et l’on sait bien que le rôle du père Noël n’est pas de livrer de la bouillie de poupée Barbie ou de la confiture et Meccano, autre hypothèse autre échec et ainsi de suite alors Carl Sagan, mettant un mouchoir sur son âme d’enfant, se voit dans l’obligation de déclarer que scientifiquement le père Noël ne peut pas exister.
La blague produisit son effet, Carl Sagan fut intronisé assassin du père Noël et chacun rivalisa pour complexifier ses hypothèses de départ. En vain.
Le premier intérêt de cette histoire de père Noël est que Carl Sagan nous démontre combien il est important de savoir pourquoi on sait ce que l’on n’aborde d’ordinaire que par le biais de la croyance.
Le second intérêt de cette histoire tient à ce que les successeurs de Carl Sagan qui décrivirent tous les systèmes imaginables de redistribution de cadeaux, postulant par exemple, l’existence d’une infinité de pères Noël ou que sais-je encore, décrivirent les systèmes politiques du plus explicitement généreux, disons le système communiste : tous les enfants reçoivent un cadeau au plus étroitement élitiste : seul les enfants sages des nations développées reçoivent un cadeau. Rien n’y fit le père Noël était mort et bien mort. Il ne peut accomplir sa promesse dans le délai imparti de la nuit de Noël.
Ainsi Carl Sagan, inspiré par la philosophe des sciences Karl Popper, a-t-il non seulement tué le père Noël, ce qui est affligeant, mais encore liquidé au passage deux autres idées autrement plus importantes : la première selon laquelle l’assomption du progrès peut régler les problèmes du monde, sans tenir compte des limites asymptotiques assignés aux phénomènes - le fameux « peak oil » par exemple - et cela dès 1960 - et la seconde qui sous entend que l’emploi des grands nombres suppléent de manière « magique » aux déficiences conceptuelles qui sépare le modèle macro-économique du contrat social comme l’a reconnue Pareto (1848-1923) confronté à l’imperfection économique face aux exigence du contrat social.
Nous sommes en 1960 ; les communistes qui apprennent la nouvelle et ne comprennent la portée et se frottent les mains en répétant à qui veut l’entendre, nous vous l’avions bien dit sous entendu : Marx avait raison, le capitalisme porte en lui les germes de sa propre destruction. Attendons encore un peu, murmurent-ils, le fruit sera bientôt mûr. Un coup de pouce ici et là, en Afrique en pleine décolonisation par exemple, et les digues du vieux monde céderont. Hélas, en 1989, le modèle standard du socialisme réel : l’Union soviétique s’effondre minée par les dettes, dues à son impéritie et à une guerre ruineuse en Afghanistan - déjà. Exit l’économie planifiée.
Le poison qui menace le capitalisme économique viendra bien de l’intérieur mais d’une discipline que l’on attendait pas : la finance jusqu’alors considérée comme une dépendance fonctionnelle sans autre importance que sa régulation pour éviter que des agioteurs farfelus ne viennent contrarier les performances d’une autre sorte de planificateurs les économètres - qui ne s’ignorent plus - depuis qu’ils sont outillés de modèle de plus en plus savants et, croient-ils, de plus en plus performants. Le monétarisme fait alors florès. Il faudra attendre l’invention des CDS en 1994 par la mathématicienne Blythe Masters, employée modèle de JP Morgan pour que le risque prenne corps dans ce produit dérivé qui est désormais sur les lèvres de tous les commentateurs.
Avant de poursuivre, je serais en dessous de tout attente si je ne vous indiquais pas le moyen de vous enrichir.
Quel financier ferais-je si je en vous privais ?
C’est pourquoi je vais vous décrire en détail la mécanisme de formation des fameux CDS (credit defualt saswap : assurance contre le défaut de paiement).
Pour cela nous allons faire ensemble, ce qu’Erwin Schrödinger appelle une expérience de pensée : nul besoin de matériel juste un peu d’attention et d’imagination.
Imaginez que je sois banquier.
J’ai le look n’est-ce pas ?
Entre deux âge, correctement habillé, parfait ça colle.
En tant que banquier, je bénéficie de la part de la banque centrale, c’est-à-dire de la banque du pays d’implantation de mon siège social, faisons simple au départ, de ce qu’on appelle le principe de la réserve fractionnaire ce qui, en clair, signifie que je peux créer de l’argent d’une manière proportionnelle à l’argent que je détiens en dépôt.
Pas mal n’est-ce pas ?
Il se trouve que je viens de fonder ma banque, disons la banque Truxillo. Pour ce faire j’ai rassemblé un million - un million de ce que vous voudrez l’unité de compte n’a en fait pas vraiment d’importance dans la mesure où elle reconnue comme convertible ; alors euro ou dollar ?
Disons dollar !
En vertu du principe énoncé auparavant, je peux donc créer de l’argent à concurrence de neuf millions de dollars.
C’est le privilège du banquier qui a bonne réputation et j’ai bonne réputation.
La création de ces neuf millions va passer par l’octroi de prêts. C’est mon rôle de prêter de l’argent pour le créer au moyen d’une simple écriture dans mes livres de comptes, selon la méthode fractionnaire déjà présentée.
Je prête pour permettre à des projet de se réaliser. C’est mon rôle économique. En fait je choisis un projet intéressant puis je prête à son porteur ; une commission jugera, s’il le faut, la valeur de ce partenaire, etc.
Jusque là, c’est cool !
Les affaires roulent. Je prête. Mes clients me remboursent. Dès l’encaissement des premiers remboursements, j’augmente d’autant ma capacité à créer encore de l’argent nouveau.
J’ai de l’ambition. Je veux octroyer plus de prêts, quitte à susciter la demande. En effet, ce serait trop bête que de laisser en jachère ma capacité à créer de l’argent. Je refuse d’être un agent économique inefficace.
Je réfléchis à ce qui peut bien nécessiter d’emprunter de l’argent.
J’ouvre mon manuel de marketing : le Kotler - par exemple. À la page deux, la liste des besoins primaires : manger, se vêtir, s’abriter me tombe sous les yeux.
Le logement. L’occasion rêvée pour une famille de réaliser un emprunt.
L’ambition ne m’empêche pas de raisonner.
Imaginez que ma zone de chalandise soit la salle du Café de la Gare. Ma clientèle en puissance est donc constituée de toutes les personnes qui s’y trouvent assises. Je me rends à quel point cela va être long de contacter chacune et chacun pour lui proposer un crédit.
Inutile de perdre du temps, je vais faire appel à un distributeur.
Si je l’intéresse convenablement il sera plus efficace que moi et puis en définitive j’ignore combien risque de me couter la prospection commerciale alors laissons donc faire un intermédiaire qui s’y connait. En voici justement un!
« Vous, monsieur, vous serez mon intermédiaire. Je vous offre une belle commission pour cela. Disons qu’en supplément cette commission sera d’autant plus élevée que vous atteindrez l’objectif rapidement. »
Évidemment l’intermédiaire accepte parce que distribuer de l’argent à des conditions avantageuses à des futurs propriétaires n’est pas un travail trop pénible et qu’en sus il y a une prime à la clef.
Un mois plus tard mon intermédiaire revient vers moi et me tend une liasse de formulaires en me disant, fièrement : « Tous… ils ont tous signé ! »
Un mois s’écoule. J’encaisse les premiers remboursements.
Je répète l’opération. Disons que nous sommes en 2004. Les affaires de la banque Truxillo sont florissantes. Trop peut-être parce que les maçons qui construisent les maisons de mes clients se prennent à rêver de devenir propriétaires à leur tour. C’est l’effet magique produit par le cercle vertueux de la croissance économique. Ce sont les maçons qui ambitionnent à présent de signer des contrats de prêts. La perspective de devenir propriétaire aiguise leur appétit d’ascension sociale. Ils demandent des augmentations de salaires et ils les obtiennent. Les entreprises de constructions les répercutent à leur clients, bref les prix des maisons montent.
En tant que banquier, je sais que si je dois me refinancer pour couvrir la défaillance de l’un de mes débiteurs je dois m’adresser à un confrère ou à la banque centrale et je n’ignore pas que la banque centrale, si elle voit l’inflation pointer le bout de son nez, augmentera son taux directeur. Le taux directeur de la banque centrale est le taux de base auquel, moi : banquier, j’achèterais l’argent nécessaire en cas de pépin. Cette perspective me déplait car je réalise alors que j’ai pris des risques. Je vous l’avoue : le risque ce n’est pas ma tasse de thé, alors je prends la décision d’insérer dans mes contrats de prêt une clause qui stipule que si le taux directeur change alors le taux du prêt changera ! C’est la base des fameuses « subprimes ».
Après tout ce n’est pas à moi de payer pour mes débiteurs.
Je ne suis pas responsable de tout non plus !
À peine rassuré de ce côté, une nouveau doute m’assaille. Mon intermédiaire qui s’est montré si prompt à produire tous ces contrats, a-t-il été prudent au moment de valider les conditions d’obtention de ces prêts. La prime que je lui ai promis et versé était trop motivante pour qu’il le soit.
Pour en avoir le cœur net, je sors le dernier listing clients.
Je dois me rendre à l’évidence :
monsieur Dupont : je ne le connais pas au fond ;
madame Durand : je ne la connais pas plus
et quand à monsieur Dupré : il reste un mystère pour moi.
Je repense à la clause d’indexation automatique du taux de mes emprunts sur le taux directeur, sera-t-elle suffisante en cas de défaillance en chaîne de tous les Dupont, T ou D qui sont mes débiteurs désormais ?
Le doute augmente !
Je dois agir. Avec les liquidités encore disponibles j’achète des bons du Trésor que la banque centrale offre à la vente. Au moins ça : c’est du sérieux, du lourd !
Puis il me vient une idée. Lumineuse celle-là. Je vais fonder la financière Truxillo, non disons la financière T - cela sera moins voyant. Je doterais son capital au moyen des créances immobilières que j’ai sur mes clients particuliers - les fameux emprunts immobiliers dont la détention me tracasse. Je vais les découper en tranche fine - les fameuses « slices » ou « tranches » dans le jargon financier que je vais entrelarder - par politesse on dit « enrichir » - de mes bons du Trésor qui sentent le neuf.
La financière T étant maintenant une société bien capitalisée - et pour cause - je vais transformer de ce pas son capital (en fait il s’agit d’une promesse d’avance qui se trouve par le fait en dehors du bilan de la banque Truxillo - une façon de protéger la société mère), en titres négociables : des obligations. Pour le sérieux y pas mieux. Ces obligations seront constituées d’une sorte spéciale de mille feuilles à base d’une proportion infime de bond du Trésor et de beaucoup de ces « slices » immobilières un peu malodorantes.
De la sorte que je pourrais valoriser les obligations de la financière T et les revendre en disant qu’elles sont partiellement adossées - ne pas trop insister sur l’adverbe dans la note d’informations aux futurs acquéreurs bientôt actionnaires - à des bons du Trésor, donc « que c’est du solide ! » En outre, je pourrais les échanger contre d’autres titres peut-être moins douteux.
Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, je viens d’inventer les CDO (colletarized debt obligations). La collatéralisation en question provient de l’assymétrie entre les remboursement des prêts consentis (les flux rentrant) est les versement aux investisseurs - dans certains cas avantageux on parle de sur-collatéralisation.
En fait les financiers qui se trouvent dans la salle, auront compris que j’ai simplifié parce qu’en fait, parce que je suis un banquier formaliste, je suis bien passé par l’étape des ABS (asset-backed Securities) et des MBS (avec tranches junior et senior inside) mais le résultat, in fine, est le même puisqu’il s’agit de diluer de mauvais crédits en les « titrisant ». C’est cela la titrisation.
J’ai à peine bouclé mon opération que le téléphone sonne.
La barbe… mais non… c’est un collègue qui me propose des titres, ceux de la nouvelle financière S qui sont adossés à… des bons du Trésor ! Comme les miens en somme mais je connais mon interlocuteur : c’est une pointure dans notre domaine. L’idée d’échanger mes titres avec les siens représente sûrement un bon moyen de diluer le risque. En fait, tous les collègues ont agi comme nous deux et bientôt, il ne me restera plus aucun de mes propres titres.
Pendant que nous activons pour diluer les titres de nos financières respectives les affaires continuent de plus belle. Les maisons sortent de terre comme des champignons et les prix suivent leur mouvement ascensionnel. Première alerte, première augmentation du taux directeur, premières défaillances.
Parvenu à ce stade, je comprends qu’il serait judicieux que je m’assure contre un défaut de paiement parce que sinon la financière T va s’écrouler comme un château de cartes. Sa création a nécessité un montage utilisant un engagement hors bilan, je m’en souviens : la banque Truxillo et moi nous retrouverions dans de sales draps. Ambiance!
Les incidents de paiement se multiplient.
Par bonheur on ne m’a coupé le téléphone. J’appelle mon collègue JPMorgan où se tient à ma disposition, me dit-on dit, l’un des émules de la brillante financière qui avait inventé une assurance contre le défaut de paiement qui porte le nom bizarre de CDS pour « credit default swap », en français : assurance contre le défaut de paiement.
Le nom est déroutant mais revanche le principe en est simple, le voici : j’achète l’un de ces fameux CDS ce qui revient à verser à son vendeur une prime en fonction de l’exposition supposée au risque de mes titres, en contrepartie de laquelle ce dernier m’assure couvrir l’impayé en cas d’incident de paiement.
Par discrétion autant que par esprit pratique, on me conseille pour réaliser cette transaction de recourir aux service d’un PSI (prestataires de services d’investissement) qui connait son affaire en matière de marché de gré à gré, dit OTC (over the counter). Ce PSI appartient à la catégorie des IS (internaliseur systématique ou systémique) dont les activités échappent aux autorités de régulation nationale et internationale.
Génial. Ouf, sauvé. En plus je suis rentré dans le cercle très « select » de ce que les envieux appellent le « Shadow Banking System », grâce à la sous-traitance de l’achat-vente de mes CDS auprès d’un « darkpool » texan. L’appellation est - vous en conviendrez - explicite, à côté la confection de pièces d’habillement au « black » est une aimable plaisanterie.
Nous sommes au début de la crise, en 2007, elle est larvée, les incidents de paiement en proportions des titres en circulations restent rares et les CDS ne sont pas encore chers.
J’en ai acheté un paquet de quoi couvrir mes risques mais je sens que je passe à côté d’une… opportunité.
Réfléchissons un peu (cela m’arrive).
Je sais très bien que la situation est malsaine, c’est moi qui fait souscrire les contrats de prêt et je sais très bien que je ne sais rien - je suis un peu philosophe aussi - de la solvabilité des emprunteurs primaires dont la plupart sont des Ninja acronyme ironique qui désigne les emprunteurs dépourvus de moyens réels : « No Income, No Job no Asset » : ni revenu, ni travail, ni épargne. Cela revient à dire que j’ai prêté à des gens dont les capacités de remboursement étaient problématiques dès le départ. Passons. Ils n’auraient pas du signer !
Le potentiel de risque s’avère grand, aussi achetais-je un nombre de CDS pour un montant supérieur au risque encouru réellement ainsi quand la crise révélera son étendue, je revendrais ces garanties excédentaires à prix d’or.
Voilà l’opportunité qu’offre le CDS acheté à découvert (short selling) dans toute sa simplicité mais en plus; comme je suis connu et reconnu dans ma profession de banquier; je bénéficie d’une faveur supplémentaire. Je suis exonéré du versement de la garantie exigible en marche normale pour couvrir le défaut de livraison. Mes CDS sont non seulement acheté à découvert mais, qui plus est, ils sont nus.
Aussitôt constaté, j’achète plusieurs autres paquets de CDS. Puis j’attends. Pas longtemps.
Ce que je savais devoir survenir, pour en avoir été au moins partiellement l’organisateur, se produit. Les défaillances se multiplient, le CDS devient un produit très recherché. Je les revends avec une plus value considérable. Très considérable. Comme j’utilise les services de mon PSI fétiche, les profits que je réalise n’apparaissent nulle part ou presque.
Autant d’argent rend très intelligent !
Je brûle d’impatience de « jouer » à nouveau « au CDS ». J’en achète de nouveau, tous mes risques ayant été couverts depuis longtemps, aux mêmes causes correspondent les mêmes effets. La crise s’amplifie et je passe de nouveau à la caisse.
C’est alors que ma pusillanimité me confond : jusqu’ici spéculer sur de maisonnettes à 200 000 dollars me suffisait, c’est indigne de moi. Je veux voir plus grand, beaucoup plus grand.
Il existe d’autres emprunteurs qui ont besoin de couverture : ce sont les banques elles-mêmes, bien sûr, mais au delà d’elles : tous les investisseurs qui achètent la dette des états, morceaux de choix s’il en est. Ils s’avèrent êtres mes clients en puissance. Le terme CDS demeure obscur, leur usage se révèle aussi simple qu’on l’applique aux créanciers d’un état - ou à l’état lui-même - qu’à l’endettement d’une famille en quête de logement.
Cette fois, je vais jouer le gros coup ! En plus, grâce aux opérations précédentes, j’en ai les moyens.
J’achète donc de la dette souveraine bien notée, c’est à dire AAA de préférence, dont je couvre le risque quasi-nul en achetant du CDS, puis même méthode que précédemment, j’en achète plus que nécessaire, beaucoup plus, en vérité le maximum.
Tout à coup, je vends en masse la dette que je détiens sous la forme de titres ou de certificats - qui plus est, à perte ! À cause de ma surface financière mes gestes sont épiés et commentés. Au passage, j’intoxique les agences de notation auxquelles je commande aussitôt un audit pour connaître ce qu’elles pensent de ce retournement du marché. Mon action sera d’autant plus imitée que les agences, par leur rôle « procyclique », en accentuent la portée : ce que je dis et fais dois avoir un sens. Toute mon action vise à rendre auto-réalisatrice la prophétie que je leur ai suggérée de livrer. Par exemple, tel emprunteur n’est aussi fiable qu’auparavant parce qu’on a noté un désengagement de X ou de Y (c’est à dire moi !). Les autres opérateurs le constatent. Leur comportement panurgéen est de notoriété publique : la tendance est baissière alors ils suivent. Aussitôt ils commencent à vendre à perte eux aussi, assumant des pertes de plus en plus importantes jusqu’à se rendre dépendants aux CDS que je détiens.
Les prix des CDS monte par effet de balancier en fonction de l’exposition au risque croissant d’aggraver ses pertes ; à ce moment précis, j’offre - à qui en veut - et à qui peut - mes CDS excédentaires (découverts et nus). Tout le monde en veut et peu peuvent. Une belle affaire de plus. Comme je n’ai pas intérêt à tuer la poule aux œufs d’or, je reste raisonnable, la perte est minime, les gains unitaires, bruts et nets, aussi. Le nombre de transactions seul compte pour faire un résultat. Les oscillations sur les cours sont à peine perceptibles au yeux des néophytes mais les profits continuent de s’accumuler.
Deuxième révélation - c’est à croire que je deviens de plus en plus intelligent ! Ces opérations que j’ai réalisé jusqu’à présent de manière manuelle - autrement dit archaïque, pourquoi ne pas en accélérer l’exécution à l’aide de ma prothèse favorite, l’ordinateur ?
Embauche immédiate d’un informaticien pour cadencer à un autre rythme ces opérations gagnantes. 1 000, 5 000, 20 000, jusqu’à trente trois milles opérations par seconde ! Deux millions de transactions à la minute qui dit mieux ? L’informaticien m’apprends qu’on appelle cela le trading haute fréquence (THF) ou high frequency trading pour les anglophiles. Les profits continuent d’affluer.
Enfin pour optimiser l’efficacité du THF j’entreprends de bouleverser l’exécution du carnet d’ordre qui est l’instrument grâce auquel on ordonne l’ordre dans lequel les achats et les ventes sont effectués, en retirant de manière automatique un ordre avant son exécution - c’est une possibilité offerte par le fonctionnement du marché. Aussi n’ai-je plus besoin de vendre des titres juste de suggérer que je vais le faire en annonçant via le carnet d’ordre qu’une ligne de titres se trouve en vente et au dernier instant les retirer de l’opération, pour effectuer les opérations inverses. Cette manipulation du carnet d’ordre exige d’utiliser le trading algorithmique.
Mon informaticien me révèle bien d’autres techniques accessibles au trading algorithmique toutes plus rentables les unes que les autres : le « spoofing » (ou jeu du canular) : c’est une variante de l’opération précédente. Il s’agit de placer des ordres de gros montant dans le carnet avec un rang de priorité permettant d’éviter leur exécution, pour donner l’illusion d’un intérêt de ce côté du carnet, faire décaler la fourchette, et favoriser ainsi l’exécution d’ordres en sens inverse à un meilleur prix. Aussitôt, les ordres de gros montants fictifs sont annulés ».
Il en existe toute un palette comme le « front running » et j’en passe.
On s’amuse bien mais encore une fois encore je sens que je peux faire mieux, y compris que les meilleures « jokes » de mon informaticien. Je rappelle JPMorgan et lui tiens à peu près ce langage « puisque nos CDS donnent le « La » sur le marché, ne devrions-nous pas créer un index à partir d’un panier de nos propres CDS qui reflèterait la tendance ainsi créée ? Nous pourrions alors spéculer sur ces index au moyen d’un super CDS. »
« C’est une super idée, je dirais même plus une riche idée ! » me réponds mon interlocuteur et nous mîmes au point l’indice ABX…
J’arrête ici l’histoire de la banque Truxillo qui - pour ma plus grande satisfaction morale - n’existe pas mais je vous affirme que tout ce je viens de vous présenter sous la forme la plus légère possible provient de rapports parlementaires et sénatoriaux et surtout des minutes des auditions des spécialistes consultés en vue de leur rédaction parmi lesquels :
Jean-Pierre Jouyet Président de l’AMF,
Danièle Nouy, secrétaire générale de L’ACP, Autorité de Contrôle prudentiel
Jean-Claude Trichet, président de la BCE
Christian Noyer, directeur de la Banque de France
Philippe Mills, directeur de l’Agence France Trésor
Marc Touati, gérant de Global Equities
Édouard Tétreau, gérant de MediaFin
Henri Bourguinat, professeur à l’université Bordeaux-IV
Christian de Boissieu, professeur à l’université de Paris I
Jean-Hervé Lorenzi, professeur d’économie à l’université de Paris-Dauphine, président du Cercle des économistes, et des dizaines d’autres sources qui ne sont affiliés à aucun groupuscule gauchiste ou autre jazzband de zazous situationistes.
À titre d’illustration rapide, voici trois de leurs déclarations sous la forme de citations directe :
La première est de monsieur Jean-Hervé Lorenzi, déjà cité qui s’exprime devant une commission d’enquête: « (...) l’une des raisons pour lesquelles nous avons tant de mal à comprendre précisément ce qui s’est passé au cours des trois dernières années est la séparation entre, d’une part, les économistes du réel, qui examinent ce qui se passe sur les marchés des biens et services ou sur le marché du travail et, d’autre part, les économistes spécialisés dans l’analyse des marchés financiers (...). Les économistes du réel, dont je fais partie, sont assez étrangers à cet univers de la finance. »
La seconde citation est d’Édouard Tétreau, précédemment cité :
Les banques (c’est moi qui ajoute le prédicat) « … ont argué d’un besoin vital pour l’économie d’assurer la liquidité sur les marchés pour obtenir un plan de sauvetage aux États-Unis et en Europe ; mais au lieu d’allouer cette masse de liquidité à l’économie réelle, elles se sont empressées de la rediriger vers les activités spéculatives. Il faut dire que pour certaines banques de marché, les retours sur investissement étaient de 40 voire 70 % entre 2006 et 2007, pouvant même atteindre un pic supérieur à 100 % : à part le trafic de drogue, aucune autre activité n’offre de tels rendements ! (...) Où va cette liquidité ? L’injecter dans l’économie réelle n’intéresse plus les banques, car les marges sont plus attractives côté des hedge funds ou des activités à fort effet de levier »
et enfin celle-ci de Jean-Pierre Jouyet
« historiquement tournée vers les marchés actions, la régulation des marchés financiers a tardé à tirer les conséquences de l’explosion des encours de produits dérivés ».
Ne croyez pas que je ferais une « fixette » sur la finance, si les évaluations des encours de produits dérivés, lesquels encours varient selon les sources puisqu’on ne peut les connaître que grâce à des recoupements effectués d’après les activités supposées aux IS (les internalisateurs systématiques), n’atteignaient pas l’ordre de grandeur de 600 000 à 700 000 milliards de dollars (chiffres 2009).
Cet ordre de grandeur paraît démesuré par rapport au PIB mondial, il en représente au moins le décuple. Or, les neuf-dixième des transactions portant sur ces instruments sont effectués over the counter selon des modalités qui échappent à toute régulation et sont caractérisées par une grande opacité (on parle alors de « dérivés OTC »).
Méconnaitre l’ampleur du phénomène financier revient à se priver de tout espoir de raisonner juste au plan économique y compris dans l’économie dite réelle.
Jusqu’à présent, je vous épargné les grands chiffres mais je ne peux en différer plus longtemps un exposé minimum.
Point de méthode : « géométrie » du raisonnement
Avant de faire parler les chiffres, accordons-nous sur le fait que la métrologie est fille de géométrie. Cette discipline permet, dit-on, de raisonner juste sur la base d’un figure (donnée pour) fausse. En macro-économie, la justesse du raisonnement souffre assez peu des erreurs marginales tant que le périmètres des ordres de grandeur n’est pas faussé. Étant donné le rapport entre certaines grandeurs, la méthodologie consistant à négliger les marges d’erreurs afférentes à toute comparaison, trouve alors un point d’application raisonnable.
Les chiffres des PIB (RNB)
En 2010, au niveau mondial, le PIB s’élève à 62 000 milliards de US$
En 2011, au niveau mondial, le PIB atteint 70 000 milliards de US$
Pour l’Europe (EU en tant qu’entité politique), il est de 18 000 milliards : (1er rang)
devant les États-Unis : 15 000 milliards (2ème rang)
la Chine le pib s’élève 7 000 milliards,
et celui du Japon à 5 800 milliards,
de manière intracommunautaire les PIBs respectifs de
l’Allemagne s’établit à 3 600 milliards
et celui de la France à 2 800 milliards
(à comparer au 312 milliards de la Grèce sur la base desquels a été créée la problématique de la dette que l’on connait sui bien et si mal)
Par ailleurs, le volume des transactions financières atteindrait entre 12 et 15 fois le PIB mondial. Le rapport cité date de 2010 et sa précision souffre de la difficulté qu’il y a à mesurer des transactions réalisées pour la plupart en dehors d’un marché organisé autorisant les certitudes cependant les spécialistes s’accordent sur cet ordre de grandeur (et sa progression continue).
« Selon l’historien de l’économie Niall Ferguson, de sensibilité néo-conservatrice, en 2006, la valeur boursière des actions dépassait de dix pourcent (10 %) celle des prestations de l’économie réelle, tandis que la somme des dettes nationales et internationales la dépassait de cinquante pourcent (50 %).
Les produits dérivés, quant à eux égalaient dix fois (un facteur dix! champagne…) la valeur de l’économie réelle. »
(in http://www.domainepublic.ch/articles/14633 | les mentions en gras ont été ajouté par l’auteur)
En 2012, soit six années plus tard, la progression de la valeur des produits dérivés s’est poursuivie malgré un infléchissement négatifs des PIB mondiaux pendant les années 2009 et 2010.
À titre d’exemple, la fortune financière (estimation) des Allemands s’élève à 46 000 milliards de dollars.
Cette somme, « étonnante » par sa démesure, est à mettre en rapport avec les 3 300 milliard du PIB de ce pays l’année de référence (2009).
D’après les scientifiques engagés comme Mario von Cranach, professeur émérite de l’Université de Berne, Président du « Réseau pour une économie socialement responsable NSW / RSE » et vice-président de l’association Kontrapunkt* non seulement cette tendance n’’est pas prête à s’essouffler mais encore tous les signaux dont son association et lui disposent pour l’analyser, indiquent que sa progression est inéluctable.
Entre la production exprimée en PIB et la fortune financière d’un pays comme l’Allemagne le rapport s’établit à 13 fois le PIB. La finance purement spéculative produirait donc 13 fois plus de richesses que la production de biens et de services (si l’on exclut de ces derniers les services financiers qui servent stricto-sensu à la spéculation).
Autrement dit, si l’on pose, par hypothèse, une linéarité de la progression sur les dix dernière années, date à partir de laquelle a commencé à se constituer cette masse financière significative (circa 2000) - l’invention des CDS par Blythe Masters* remontant a « seulement » 1994 - cela signifie que tous les allemands ne contribuent par leur travail annualisé qu’à concurrence 7 % à la création de richesse de leur pays.
Le fameux proverbe s’enrichir en dormant trouve ici une illustration éclatante dans la réalité tangible.
Ce ratio renvoie en miroir le chiffre époustouflant de 7% soit la moitié du pourcentage du taux de TVA moyen en Europe.
Le travail effectué et les services rendus ne rentrent dans la composition de la richesse allemande cumulée : réelle et financière que pour la moitié de ce que cette richesse globale serait sensée produire comme taxe pour l’État ! Le constat est violent. Il est plus violent encore si l’on exprime selon l’angle du travailleur qui est amené à percevoir son activité comme étant dénuée de valeur relativement à la spéculation !
[
* cf. Blythe Masters : ‘The woman who built financial 'weapon of mass destruction' in the Gardian by david Teather, en date du 20 septembre 2008. Blythe Masters est une mathématicienne qui dans la cadre de ses attributions dans la banque JP Morgan, a mis au point le mécanisme d’assurance du risque de défaut de couverture de crédit appelé en abrégé CDS pour Credit Default Swap en anglais.
]
Arrivés à ce point de l’examen des turpitudes du système financier international, deux mauvais réflexes s’invitent dans le débat public :
Le premier matérialise la croyance selon laquelle pour faire cesser le scandale que constitue l’hégémonie de la finance sur l’économie réelle, il suffit de réparer l’économie réelle et parallèlement d’asservir la finance à cette économie réelle une fois réparée ;
Le second correspond à la vertu supposée thérapeutique et compensatoire de la taxation des transactions qu’on l’appelle Tobin ou d’un autre nom, selon le raisonnement simple au fond et qui nous vient à l’esprit sans effort : puisqu’ils font de l’argent, prenons-en leur un peu (ou beaucoup) et tout rentrera dans l’ordre.
Si ces deux réflexes étaient le fait de discussion amicales, au coin du feu ou au café cela ne porterait pas à conséquence, or ils trouvent un écho des les propos du personnel politique inspiré par différents lobbies, « think tanks » et cercles de réflexion ce qui est plus gênant car, dans les deux cas, ces idées d’apparence raisonnables consacre deux défaites de la pensée économique et de la pensée tout court.
La défaite en question consiste à nier le pouvoir de ce qui nous dépasse, à moment donne pour l’unique raison que justement il nous dépasse et que nous n’apprécions pas cette situation humiliante.
Je renvoie chacun à la lecture du philosophe Pierre Levy qui consacre que le virtuel (la financiarisation par exemple) est une dimension du réel, correspondant à un potentiel non actualisé - le virtuel n’est en pas moins réel. Il ne s’y oppose pas d’ailleurs, il demande juste à être actualisé, comme notre approche de l’économie intégrant la financiarisation demande à l’être, pour comprendre à quel point le partage entre ce qui relève du virtuel et du réel doit à nos préjugés philosophiques et moraux, au sujet de ce que sont : le travail et le fruit de notre travail. Je lance une fusée en direction des défenseurs du « revenu de vie ».
La finance présentent une illustration parfaite de cette fausse dichotomie entre réel et virtuel, qui se substitue à la dichotomie effective entre virtuel et actuel. Cette confusion doit être dépassée si nous désirons mettre la finance à notre service service plutôt que de subir les errements de ceux qui la dévoient, car quelque soit le ressentiment qu’il nourrisse à l’endroit du spéculateur, aucun économiste ne peut croire sérieusement à l’inutilité de la finance et encore moins à la nécessité de son abaissement.
lire la partie II