Bon, puisque mon message s'est retrouvé sur le forum ; j'en profite pour le sourcer un peu.
Ce que j'ai écrit est en fait le résultat de ma lecture de la transcription de l'audition de Raymond Sené lors de la commission d'enquête sur Superphénix, publié au Journal Officiel le 26 juin 1998.
M. le Président : Nous accueillons M. Raymond Sené, physicien, qui participa, je le rappelle, aux travaux de la commission Castaing.
(...)
M. Raymond SENÉ : Je vais reprendre les questions à rebours.
Je ne formulerai pas comme vous la corrélation, la liaison qu’il peut y avoir ou qu’il y a entre Superphénix et le retraitement. Je ne prononcerai pas le mot Superphénix car ce n’est pas utile. La question est : quel lien y a-t-il entre retraitement et réacteur à neutrons rapides ?
Le réacteur à neutrons rapides fonctionne avec un combustible doté d’une charge plutonium. Il faudra extraire celle-ci, soit de son propre combustible lorsqu’on le décharge, soit des réacteurs à eau pressurisée, d’où la phase du retraitement.
Si l’on abandonne la voie industrielle des réacteurs à neutrons rapides, la voie destinée à la production de plutonium n’a plus d’intérêt.
Le retraitement a été mis en place au départ pour la production de plutonium, non pas pour faire des surgénérateurs, mais pour faire de l’armement. C’était le point de départ du retraitement. A l’ère du désarmement, on est arrivé maintenant à un stade où l’on se retrouve avec des stocks de plutonium d’origine militaire dont on ne sait que faire et dont on n’a pratiquement plus besoin à des fins stratégiques.
Mais ce problème du retraitement, du lien avec le retraitement, est extrêmement important. Si l’on se dit que l’on n’aura pas de réacteur à neutrons rapides avant – je parle du souhait des gens qui sont partisans de cette filière, ce n’est pas mon cas – une cinquantaine d’années, la question d’actualité est : à quoi sert-il de faire en ce moment du retraitement ?
Il ne faut pas oublier que l’usine de La Hague a deux parties : UP3 et UP2, toutes les deux à peu près de même capacité, 800 tonnes par an. L’une est entièrement saturée par les contrats passés avec l’étranger, l’autre n’est capable de retraiter que la moitié, ou un peu plus de la moitié, les trois cinquièmes, du combustible irradié produit par le parc nucléaire français. Déjà près de la moitié du combustible doit être stockée en l’état sans retraitement.
La voie du non retraitement est donc un passage obligé. Il ne faut pas se dissimuler le problème : nous sommes amenés inéluctablement à stocker en l’état des combustibles pour deux raisons. D’une part, on n’a pas la capacité de retraitement nécessaire ; d’autre part, tous les combustibles Mox, c’est-à-dire avec un combustible mixte oxyde d’uranium/oxyde de plutonium que l’on met dans les réacteurs à eau pressurisée produisent un plutonium qui n’est plus utilisable pour ces mêmes réacteurs à eau pressurisée. C’est donc aussi un combustible qu’il faut stocker en l’état.
Il n’y a donc pas de mystère : la voie du non-retraitement est inéluctable pour 50 ans ou un siècle. Ce n’est pas dramatique en soi, car il est relativement plus facile de gérer, de stocker, de surveiller, de reconditionner des choses qui sont en surface dans des casemates, que des choses sous 2000 mètres de terre dans des puits bétonnés auxquels on n’a plus accès.
On peut donc avoir un entretien et une surveillance de ces déchets. Au bout d’un certain nombre d’années, la radioactivité décroît naturellement. Les produits radioactifs ont au moins cet avantage par rapport aux produits chimiques et aux poisons chimiques, ils se dégradent dans le temps naturellement. Ils ont beaucoup d’inconvénients, mais ils ont cet avantage.
A l’échelle de quelques dizaines d’années seulement, l’activité et la puissance résiduelles dans ces combustibles vont avoir tellement diminué que l’on pourra à ce moment commencer à les travailler. Si l’on veut faire de la chimie plus complexe, de la radiochimie, cela sera plus facile si on laisse refroidir pendant vingt ans ou trente ans des combustibles que si on les prend au bout de trois ans.
La voie du non-retraitement n’est pas une catastrophe en elle-même. Elle est vécu comme telle, parce que la France était le fleuron de l’industrie du retraitement au niveau mondial : on exportait et pratiquement on avait interdit aux ingénieurs du nucléaire de travailler sur la voie du non-retraitement. Le stockage sans retraitement, il ne fallait surtout pas en parler ; en faire en France, quelle horreur ! C’était mauvais comme image de marque.
Le résultat est que si l’on veut en faire maintenant, on en est presque réduit à acheter les brevets à l’étranger. Quelle ironie !
Le lien entre réacteur à neutrons rapides et retraitement est simplement une question de besoin, d’utilisation du plutonium et de nécessité d’en avoir. Si ce besoin n’existe pas, le retraitement s’écroule de lui-même. Il va continuer car nous avons tous les contrats avec l’étranger et nous avons encore des déchets, mais on n’en est plus à se dire que l’on va dépenser 50 milliards de plus pour construire une troisième unité de retraitement.
N’oublions pas qu’en matière de retraitement existait un problème beaucoup plus compliqué : les techniques de retraitement du combustible n’étaient pas adaptées aux combustibles des réacteurs à neutrons rapides et obligeaient à étudier d’autres procédés de retraitement. Une usine était programmée, des travaux étaient engagés sur la voie sèche et la fluoration. Les études en restent au stade du laboratoire et ne sont pas au stade de la construction d’une unité apte à traiter cent tonnes par an.
Si on avait construit un parc d’une dizaine de surgénérateurs, on serait actuellement dans une impasse sur le retraitement de leur combustible.
• Réacteur dédié : c’est un projet actuellement mené par le CEA. Je ne sais pas où il veut le construire, si c’est à Cadarache, Marcoule ou Saclay. Il s’appelait Rex 2000 à l’origine, il s’appelle Jules Horowitz maintenant, mais cela ne change rien. C’est un réacteur dans une phase d’étude qui permet d’infléchir, d’appliquer à l’intérieur toute une série d’options qui permettront de faire du travail d’irradiation en canaux rapides et de faire tous les travaux d’approche nécessaires.
Les finances publiques, celles du CEA étant limitées, si l’on retire ne serait-ce qu’un milliard de francs par an de frais de fonctionnement sur Superphénix, cela permettra de construire ce nouveau réacteur, grâce à un phénomène de vases communicants.
• S’agissant des recherches sur les réacteurs produisant moins de déchets, il y a eu des auditions voici quelque temps sur le projet EPR franco-allemand qui n’est en fait rien d’autre qu’un polissage des systèmes actuels avec un renforcement de la sûreté. Mais rien n’a été fait dans l’optique de modifier les structures neutroniques intérieures, les spectres de neutrons, de faire en particulier des sauts sur ces résonances et de minimiser la production des transuraniens.
Vous savez aussi bien que moi que les deux premières familles de réacteurs ont été construites avec deux optiques :
– faire du plutonium militaire, c’était le cas de tous les graphite-gaz, les Magnox, les RBMK russes ;
– faire des moteurs de sous-marins les plus compacts possible, c’était le cas des réacteurs à eau pressurisée.
Mais personne n’a jamais eu à ce moment l’idée de se dire « on va faire un réacteur qui produit moins de déchets ». Ce n’était pas la préoccupation. On a construit des machines avec un objectif qui n’est pas l’objectif actuel. Il faut donc s’atteler à nouveau à la tâche. Cela ne sert à rien de peaufiner une machine qui n’est pas la bonne : on peut peaufiner la machine à vapeur, mais aujourd’hui on est passé à la traction électrique.
• J’ai entendu dire : « le démantèlement va coûter cher ». Mais il ne faut pas se leurrer : le démantèlement coûte cher aujourd’hui, il coûtera cher demain. Seulement, il coûtera plus cher demain parce qu’il sera plus difficile à faire, le matériau étant beaucoup plus activé et à l’intérieur, la dégradation de l’installation s’étant aggravée. Nous allons avoir des problèmes. Une centrale nucléaire est comme une voiture : plus elle est usagée et vieille, plus on se salit en mettant les mains dans le moteur. Nous sommes à un tournant, à un moment opportun pour le faire. Si l’on remet un nouveau cœur et que l’on continue, l’opération sera reportée de 10 ou 15 ans, et à cette échéance, je pense que le coût du démantèlement risque de doubler.
C’est une estimation personnelle, qui n’engage que moi. Mais jusqu’ici, nous n’avons pas été trop mauvais sur un certain nombre d’estimations.
• Vous m’avez parlé des sauts de réactivité de Phénix. Je vous rappelle aussi que M. Michel Lavérie, quand il était directeur de la DSIN, avait posé plusieurs conditions au redémarrage de Superphénix. Premièrement : la résolution des problèmes des feux de sodium ; deuxièmement : une parfaite compréhension des sauts de réactivité de Phénix. On a tout de même redémarré Superphénix sans avoir compris ce qui s’était passé sur Phénix.
Il considérait à cette époque que sur Superphénix, la situation était infiniment plus importante et plus grave que sur Phénix qui est une petite machine, bien instrumentée, que l’on peut contrôler plus facilement.
Ces problèmes de sauts de réactivité sont importants. J’ai discuté avec des gens qui travaillaient sur place. Ils m’ont expliqué que ce n’était pas arrivé une fois, deux fois, trois fois, mais peut-être une dizaine de fois, avec des enregistrements qui sont quasiment superposables. Ils ont la même forme, c’est le même électroencéphalogramme, et cela, c’est inquiétant. Cela veut dire qu’il y a un processus qui se développe, que l’on ne sait pas ce que c’est et que l’on ne sait pas ce qu’il faut faire pour l’empêcher.
M. le Président : On a tout de même fait des hypothèses !
M. Raymond SENÉ : Quant à l’incinération des actinides, rappelons que l’on travaille ici sur un cœur de grande dimension. Des expériences qui s’appelaient Superfact ont été faites sur Phénix. Elles ont consisté à faire des aiguilles d’une taille adaptée à Phénix, à faire des irradiations et à voir ce qui se passait.
Je suis membre du comité scientifique de l’IPSN et j’ai déjà demandé que l’on nous fasse un rapport sur l’état d’avancement de Superfact. On ne l’a toujours pas. Je crois que cela fait déjà plusieurs années que ces expériences sont terminées. Elles ne sont pas encore totalement exploitées, l’expérience analytique n’étant pas simple à dépouiller. On a quelque chose de tellement lourd, tellement complexe qu’à la fin, pratiquement, ce que l’on retrouve, ce sont les modèles que l’on a introduits pour essayer d’y comprendre quelque chose.
Les expériences consistent à travailler radio élément par radio élément, un peu ce que M. Rubbia fait au CERN sur faisceaux. Il prend un élément, il le met dans une capsule, il l’irradie, il le sort à toute vitesse avec un système automatique et fait une spectrogamma pour voir quels sont les produits finaux et les sections efficaces.
Pour toute une série d’éléments, on n’a même pas les bases de données correspondant à leur devenir, à leur comportement en flux de neutrons. Pour tous ces éléments, on est au stade de la recherche de laboratoire. Vous mettez un paquet, vous irradiez, et on conclut : « Oui, il s’est passé des choses, pour les comprendre je ne sais pas trop et cela n’apporte pas grand chose ». Et si vous le faites sur encore plus grand, cela apportera encore moins. On perd son temps et de l’argent, ce n’est pas une manière scientifique de travailler.
• Nos chiffres de plutonium sont identiques ; je parlais de 4 TWh en fonctionnant à 50 % de puissance nominale, et vous étiez sur 1 TWh.
• S’agissant de la commission Castaing : je me suis trouvé dans la situation où j’ai préféré démissionner de cette commission, le Professeur Castaing estimant que tous les membres de la commission signeraient le rapport une fois celui-ci terminé. Je lui ai dit que personnellement, je n’étais pas d’accord avec les conclusions et que je ne signerai pas ; cela me paraissait plus honnête de m’écarter à ce moment.
Si vous lisez ce rapport et si vous lisez mes travaux, vous allez avoir une surprise de taille, c’est que tout l’argumentaire, d’un bout à l’autre, est le même : nous disons la même chose, mais nous n’arrivons pas aux mêmes conclusions. Le programme n’est pas adapté, cela ne marche pas, cela ne sert à rien, ce n’est pas la bonne machine, etc., et lui arrive à la conclusion « on l’a, il ne faut pas gâcher, donc on l’utilise ». Et moi, j’arrive à la conclusion : « on fait des économies, on l’arrête et on fait ce qu’il faut pour travailler ».
• Les questions de surcapacités des stocks de plutonium :un REP produit en gros 200 kilos de plutonium par an, Superphénix avec un cœur de type numéro 3, sans couverture radiale et axiale, c’est-à-dire où l’on n’a pas encore fait des choses trop compliquées au point de vue neutronique, en brulerait environ 60 kilos par an. Il faudrait donc environ trois réacteurs à neutrons rapides pour brûler la production de plutonium d’un réacteur REP.
Vous en avez 56, vous voyez le parc qu’il faudrait construire !
En plus, il y a une situation paradoxale. Pour certains, c’est un rêve, pour d’autres c’est un cauchemar. Imaginons, aujourd’hui, que nous ayons les solutions pour brûler le plutonium, que nous ayons le bon cœur, etc. Mais imaginons aussi que nous ayons trouvé quelque chose de merveilleux, une source d’énergie qui fait qu’on n’a plus besoin du nucléaire à partir de demain. Etant des gens conscients et réalistes, on ne veut pas laisser aux générations futures le problème des déchets nucléaires et tous ces stocks de plutonium. Eh bien, les gens qui demain vont se trouver dans cette situation seront obligés de faire marcher un parc de surgénérateurs pendant près d’un siècle pour pouvoir brûler le plutonium qu’on leur a laissé. Je pense que c’est un cadeau empoisonné auquel il faut un peu réfléchir. Cette situation me déplaît sur un plan éthique.
Et pour info, ça commence. On relance la filière RNR avec le réacteur ASTRID ; parce que
on n'a pas le choix, faut bien écluse le plutonium produit dans les REP.