J'aimerais que l'on cesse d'agiter ce concept (mal défini) comme un hochet (je ne parle pas pour vous cmal, mais pour tous ceux qui en ont fait leur panacée ou leur terre promise, sur ce forum et sur le chan IRC).
crl et moi-même avons introduit cette idée de démocratie liquide début 2008 (malheureusement crl a supprimé le topic anthologie en question en 2010), après avoir assisté à une conférence à Berlin d'un étudiant allemand d'après la thèse d'un sociologue américain. En d'autres termes, c'est une
hypothèse de travail, originellement destinée à un
public universitaire. Ce n'est **pas** un système existant ou ayant existé ou pouvant exister, ce n'est **pas** proposé en tant que tel.
Cette hypothèse, quelle est-elle ? Il s'agit de dire : jusqu'ici lorsque nous parlions de démocratie, nous avions le choix entre deux choses : la démocratie
directe, où l'on met tous les citoyens dans un même lieu et où l'on prend ensemble les décisions qui conviennent le mieux aux plus grand nombre, ou bien la démocratie
représentative, où les citoyens délèguent leur pouvoir, par mandat d'une durée délimitée, à des représentants qui seront (censés être) chargés de représenter leurs intérêts. Or, avec l'accélération des communications, des processus de décision ET de l'accès à l'information (qui permettrait même, dans l'idéal, à chacun de connaître les tenants et les aboutissants des sujets qui le concernent), peut-être n'avons-nous plus **besoin** de choisir entre les deux. Peut-être pouvons-nous permettre aux citoyens de déléguer leur voix quand ils le souhaitent... ou de la reprendre à volonté, pour l'exprimer eux-même. Ou de la confier à quelqu'un d'autre. Ou que ce quelqu'un d'autre la confie à quelqu'un encore autre, ou bien la reprenne etc.
Ce procédé est extrêmement séduisant, pour plusieurs raisons :
- il est plastique : les configurations ne sont jamais figées, et l'on peut imaginer qu'elles colleraient ainsi au plus près des aspirations de chaque citoyen constituant le corps social.
- il est rapide : plutôt que de voter une fois tous les 36 du mois puis de prendre son mal en patience pendant des années, le pouvoir de réaction est imminent.
- il est scientifiquement étayé : il ne s'agit pas d'un sondage à la con, mais d'une véritable représentativité.
- il est compatible avec le système déjà en place : l'introduction d'une "liquidité" de la démocratie peut se faire en "surcouche" par-dessus les systèmes déjà existants, faits principalement de démocratie (prétendument) représentative et de référendums (ahem, sauf quand on censure lesdits référendums, pas vrai les grecs?). En d'autres termes l'avènement d'un tel système ne passerait pas obligatoirement par une révolution ni par une transition brutale, mais pourrait se faire progressivement et (on l'espère) sans bain de sang.
En revanche, ce concept présente également des faiblesses :
- il est instable : n'importe quel politicien vous expliquera qu'on ne peut pas gouverner un pays, entreprendre des projets à long terme, prendre des risques ou investir etc... lorsque l'on a une épée de Damoclès immédiatement au-dessus de sa tête : il est nécessaire de savoir que l'on est là pour plusieurs années, afin que le "peuple" ait le temps de "comprendre" et d'apprécier le travail accompli (exemple : il y a des travaux dans ma rue, ça fait chier tout le monde et j'aurais envie de foutre le maire dehors, mais si j'attends quelques mois je me rends compte que la circulation marche beaucoup mieux depuis ces travaux).
[Pers-onnellement c'est un argument que je rejette et que je considère soit infantilisant soit de mauvaise foi. Mais admettons qu'il soit recevable.]
- il n'est **pas** fiable techniquement : à moins de procéder avec un système de jetons matériels (et falsifiables), on est obligés de passer par du vote électronique. Or je rappelle qu'un scrutin démocratique digne de ce nom doit être
transparent,
anonyme (si on le souhaite) et
vérifiable : **aucun** système de vote, à ce jour, n'offre ces trois garanties (et certains, dont je suis, considèrent même que c'est une impossibilité inhérente à la technologie employée). Si vous en obtenez une, vous renoncez à une autre : par exemple, la vérifiabilité implique l'identification (même cryptée), et donc est incompatible avec l'anonymat. En d'autres termes, la seule façon que nous connaissions aujourd'hui pour procéder à un scrutin authentiquement démocratique, c'est encore le bulletin de papier dans une enveloppe neutre, dans une urne transparente, avec comptage et liste d'émargement. Bref, pas très liquide tout ça.
Alors s'il vous plaît tout le monde, CESSONS de saliver (c'est le mot) hystériquement autour de ce mot de "démocratie liquide". Prenons-le comme une HYPOTHÈSE, ce que c'est à l'origine, prenons-le comme une EXPÉRIENCE authentiquement excitante et intéressante, que plusieurs Partis Pirates essayent de mettre en place à l'heure actuelle, mais par pitié ne l'agitons pas comme une poudre de perlimpinpin : c'est non seulement contre-productif, mais malhonnête intellectuellement.
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[EDIT]
Post-scriptum :
Je rajoute aux explications ci-dessus quelque chose de très intéressant qui avait été dit par le co-"inventeur" de la Démocratie Liquide, lors de la conférence du PPI où il avait présenté son concept en 2008 : «
Perhaps the most interesting thing with Liquid Democracy is that it doesn't require to overthrow the current representative system, unlike most other bold political proposals : it is fully backwards-compatible with the system we're used to, and can be implemented gradually as a superset on top of our usual system which citizens are already familiar with. »
("La chose la plus intéressante dans la Démocratie Liquide est peut-être celle-ci : contrairement à d'autres propositions politiques radicales, son adoption ne passe pas par une destruction du système électif actuel. Elle est compatible avec le système que nous connaissons et auquel les citoyens sont habitués, et peut être mise en place peu à peu comme une "surcouche" sur la démocratie représentative.")