La liberté d'expression est peut-être la question qui me tient le plus à coeur. Je me suis battu depuis des années contre différentes formes de censure pour pouvoir présenter mon travail artistique, aussi, j'aurais très envie de défendre tout simplement la liberté totale d'expression, et m'en tenir là...
Malheureusement dès qu'on examine un peu concrètement ce que ça implique, on voit bien que ça n'est pas trop possible :
Est-ce qu'on peut se mettre à courir tout nu dans le métro, invectiver les passants, asperger les voitures avec de la peinture, entrer dans l'hémicycle et pisser sur le pupitre des députés avec lesquels on est pas d'accord, mettre des croix nazies sur les tombes, entrer bruyamment dans les lieux de culte et y déverser des ordures, entrer dans les musées et détériorer les oeuvres d'art qui se trouvent exposées, arracher les pages des livres dans les bibliothèques pour y faire des gribouillages, faire des origami avec les enveloppes électorales et monter sur la scène du Hellfest pour chanter "mille colombes" ?
On a beau être pour la liberté d'expression, on voit bien dès qu'on veut l'exercer concrètement qu'elle doit être un peu encadrée. La question n'est donc pas tant de savoir si la liberté d'expression doit être plus ou moins grande, que de savoir quel est le cadre minimal qui permet à cette liberté d'être la plus grande possible tout en évitant des nuisances inacceptables.
1ere chose :
Je reviens à la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (extraits c'est moi qui souligne)
Art. 4. -
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. [...]
Art. 5. -
La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. [...]
Le
ne... que est extrêmement important. Il implique que la liberté doit être
maximale et qu'aucune loi ne peut être promulguée si elle ne vise à protéger contre une nuisance clairement établie. A la lumière de ce principe, par exemple, les délits dont on a fait la liste pour être abrogés comme l'offense au chef de l'état ou les différentes sortes de délits d'opinion institués ne sont tout simplement pas conformes au droit.
C'est ce grand principe d'un droit maximal qui devrait toujours nous guider à mon sens dans nos propositions.
Le problème d'une très grande quantité d'hommes et de femmes politiques est qu'ils se posent la question de savoir si une action est bonne ou mauvaise par elle même, en la mesurant à des normes morales transcendantes. Ils la jugent par rapport à une appréciation personnelle du bien et du mal qui dépend de leur horizon culturel, le plus souvent issu de la morale prévalente. Or, les fondateurs de nos républiques ne l'ont pas voulu ainsi. Ils se sont inspirés de la conception antique du droit pour chaque homme à la recherche du bonheur, de son propre bonheur personnel différent pour chacun :
l'éthique par opposition à la
morale.
Il n'y a pas à préjuger de ce que peut être le bien et le mal, ce qui compte pour vivre en société, c'est d'établir les conditions pour que la recherche du bonheur de chacun soit assuré.
2eme chose
La loi n'est pas là pour faire la mémoire. C'est à la mémoire de faire la loi. La mémoire fait partie de l'esprit. Elle est partagée par tous sans considérations de frontières. La mémoire de la shoah et sa dimension particulière, tant par l'intensité de l'horreur que par les moyens industriels qui ont été employés pour assassiner des millions d'hommes, de femmes, d'enfants et de vieillards fait partie de la mémoire de l'humanité toute entière. La mémoire des massacres, des tortures et des servitudes qui ont opprimé des millions d'êtres humains dans le monde souvent au nom d'idéologies ou de religions font aussi partie de notre histoire commune. La place de la mémoire est dans les livres d'histoire, dans les monuments et les commémorations, sous la forme d'hommages que la Nation peut rendre en son nom et en se joignant aux Nations Unies, mais pas sous la forme de lois instaurant des délits d'opinion qui desservent la cause qu'elles défendent et qui ne peuvent s'appliquer que pour la France.
Douter de ces réalités historiques n'a pas davantage de sens que de douter que la terre tourne autour du soleil. Il faut ramener ces élucubrations à la place qu'elles méritent, mais cela ne passe pas à mon avis par une accumulation de "lois mémorielles".
3eme chose
A chaque fois qu'on parle de liberté d'expression la question qu'on pose est celle de
ce qu'on exprime. Qu'est-ce qu'on pourrait exprimer, qu'est-ce qu'on ne pourrait pas exprimer.
Je crois que c'est pas la bonne question. La question c'est :
où, quand, comment, devant quiLa liberté d'expression ne doit pas être conditionnée au contenu exprimé, mais aux circonstances de l'expression.
Dans un certain lieu à un certain moment, les gens se recueillent pour rendre un hommage, ou sont réunis pour travailler, on ne peut pas intervenir n'importe comment dans cet espace. Ailleurs, les gens sont là pour faire la fête et c'est autre chose, ou pour une performance artistique ou un happening et c'est encore autre chose.
Pouvoir dégager les gêneurs s'ils troublent une réunion quelle qu'en soit la nature me parait fondé au titre de la nuisance à autrui que j'ai exposée plus haut. Ils nous emmerdent on les fout dehors, ça ne veut pas dire qu'on va enclencher une procédure pénale, ce qui est toujours extrêmement violent.
Par ailleurs toute forme d'expression doit pouvoir exister, et il doit au moins y avoir des espaces publics réservés pour toutes les formes d'expression imaginables, qui autant que possible doivent pouvoir avoir lieu partout librement et devant le plus grand nombre.