http://www.lemonde.fr/societe/chat/2011/06/15/faut-il-depenaliser-les-drogues_1536313_3224.html#ens_id=1531546L'intégralité du débat avec Jean-Pierre Couteron, président de la Fédération Addiction, mercredi 15 juin 2011
Mik : Tout ce qui est interdit attire, alors pensez-vous que la dépénalisation du cannabis permettrait tout de même une baisse de sa consommation ?L'attrait de l'interdit concernant le cannabis est aujourd'hui relatif. On voit dans beaucoup de scénarios d'addiction que ce qui attire, c'est la sensation, la notion d'excès. Par exemple, dans le "binge drinking", ce n'est pas boire une substance interdite, c'est boire jusqu'à l'excès.
Pour nous, changer le statut de la drogue jouerait moins sur l'interdit que sur la façon dont on traite son usage, sur les réponses qu'on peut donner et sur les conséquences de ces réponses.
Le cannabis est de moins en moins consommé parce qu'il est interdit.
L'idée, c'est que si ce n'est pas l'interdit qui attire, ce sont d'autres mécanismes qui font qu'on consomme. La banalisation de la recherche de sensations, la banalisation de la réponse chimique, et la levée de l'interdit pénal devrait permettre un meilleur travail sur ces motivations. Et donc une meilleure régulation du niveau d'usage.
Hausfat : En quoi la dépénalisation pourrait-elle permettre de mieux lutter contre le trafic ?
L'hypothèse d'une dépénalisation pour lutter contre le trafic repose sur l'idée qu'on mettrait en place la chaîne complète – la production, la vente, la garantie de qualité – pour aboutir à un système régulé d'offre de cannabis, et non plus le système de marché noir qu'on a actuellement.
SaiFFeR : N'est-il pas important de rééduquer la population avant de dépénaliser le cannabis par exemple ? Pour le français moyen, l'alcool ou la cigarette ne sont pas des drogues, et il s'offusque immédiatement lorsque l'on parle de cannabis qui est (dites-moi si je me trompe) aussi dangereux que la boisson ou le tabac ! N'est-il pas dangereux de basculer tout d'un coup du "c'est très mal et très dangereux et c'est pour ca qu'on l'interdit" à "c'est pas plus dangereux que ce qui est déjà légal, faut juste faire attention" ?En tout cas, la dépénalisation à elle toute seule ne serait pas suffisante. La dépénalisation n'aura de sens que si elle est accompagnée d'une série de mesures éducatives, d'une série de mesures au contact des usagers, des familles, pour effectivement ne pas tomber dans ce manichéisme, dans ces virages à 180°, avec tous les dangers qu'ils ont.
Aujourd'hui, on est bien convaincu que la comparaison de la dangerosité d'un produit au regard d'un autre est un jeu dangereux. Chaque produit a sa dangerosité spécifique, chaque produit a son non-dangerosité spécifique. Le LSD n'est pas dangereux en termes de dépendance, mais est très dangereux en termes de risques psychiatriques. Le tabac est peu dangereux en termes de risques psychiatriques et fait des millions de morts au niveau somatique.
C'est donc en sortant de ce raisonnement – bonne dangerosité, mauvaise dangerosité –, en s'intéressant aux comportements de consommation dans leur ensemble, que l'on pourra trouver le meilleur point d'équilibre.
Guest : Quels sont les modèles de production et de distribution des drogues dans les pays qui en ont "légalisé" leur usage ? Quels sont les pourcentages prélevés par l'Etat et quels revenus génèrent-ils chaque année ?C'est une question qui demanderait plus de temps pour définir décriminalisation, dépénalisation, légalisation, tout un vocabulaire juridique. En Europe, les pays sont signataires des mêmes accords, les accords de Schengen, qui eux-mêmes reprennent les grandes conventions internationales dont on parle beaucoup aujourd'hui, avec les appels à la fin de la guerre à la drogue.
C'est donc à l'intérieur du cadre de ces conventions que les pays peuvent faire évoluer leur politique. Un pays comme les Pays-Bas, qui n'a donc pas en tant que tel légalisé le cannabis, a choisi de ne pas en criminaliser l'usage individuel.
Le Portugal vient de faire évoluer ces dernières années sa politique dans le même sens.
On peut constater que non seulement il n'y a pas eu d'augmentation de l'usage du cannabis chez les habitants de ces deux pays, mais que globalement, les indicateurs de santé publique, les indicateurs de sécurité publique ont, et notamment pour le Portugal, évolué de façon très positive. Les Pays-Bas ont choisi de mettre en place, en plus, un système de vente, les fameux "coffee shops", qui ont généré un tourisme du cannabis, avec des problèmes "de touristes".
925 : Comment expliquez-vous que la France soit l'un des pays européens où la consommation de cannabis est la plus forte, alors qu'elle est en même temps l'un des pays les plus répressifs sur ce point de vue ?
Parce qu'on a tout confié à l'interdit légal. L'idée, c'est que la pénalisation de l'usage devrait être à elle seule dissuasive. Or, encore une fois, on consomme pour des tas de raisons, extrêmement différentes, dans des circonstances elles-mêmes différentes. Par exemple, on consomme dans une culture festive, on consomme pour échapper à des problèmes, on consomme pour faire comme les autres.
Le seul interdit ne peut répondre à cette diversité de cas. On peut ajouter que des études montrent par exemple l'impact des modes de vie qui précèdent la consommation : des enfants habitués à passer plusieurs heures devant la télévision, éventuellement à y regarder des images pornographiques, consommeront plus d'alcool et plus de cannabis et plus de tabac.
D'autres études ont montré, à l'inverse, que le régime légal n'avait quasiment pas d'influence sur les niveaux de consommation. La réponse est donc plus à trouver dans l'accompagnement éducatif, y compris avec des règles et des sanctions, que dans une simple réponse juridique.
don lope : L'argument généralement répété par les opposants à une dépénalisation du cannabis est que d'autres drogues, plus dures, viendront prendre sa place dans l'économie souterraine. Mais n'est-ce pas déjà le cas ? Il me semble que le marché de la cocaïne, par exemple, n'a pas attendu une dépénalisation du canabis pour exploser ces dernières années...C'est évident que la cocaïne n'a pas attendu le changement éventuel de statut pénal du cannabis pour se diffuser et s'implanter. Comme souvent, comme ce fut le cas à l'époque punk, comme ce fut le cas dans d'autres périodes, l'arrivée d'une substance répond à un contexte culturel, sociétal, qui la rend attractive. Et encore une fois, son statut pénal va au final peser assez peu.
Cela dit, la question d'un déplacement dans le trafic d'un produit mérite d'être posée. On sait que le durcissement des conditions d'accès au tabac a généré une certaine reprise de la revente illicite de cigarettes.
Sur ce domaine, rien n'est simple, et ceux qui proposent de faire évoluer la loi savent qu'il faut le faire avec prudence et en l'accompagnant d'une évaluation adaptée.
Laurent (CH) : A-t-on une vague estimation ou idée depuis quand l'homo sapiens consomme des drogues, et plus précisément fume le cannabis ? Est-ce une pratique de l'homme moderne uniquement ?
C'est une vraie question. Selon les études, le cannabis est consommé depuis la naissance de pratiquement toutes les civilisations, avant Jésus Christ en Chine, dans les textes traditionnels hindous, on sait qu'on peut le faire pousser un peu partout, et on sait que l'usage de substances accompagne l'homme. Après, c'est une question de parents, d'éducation.
Jusqu'à quel point je vais faire appel à des substances pour soulager mes douleurs, décupler mon plaisir, améliorer mes performances ?
Cette question accompagne nos vies, et la relation aux drogues en est l'exemple le plus spectaculaire.
Bimbadaboum : Quid de la question de l'auto-production, cultiver chez soi des plans de cannabis demeurt illégal, or c'est la manière la plus sûre de contrôler la qualité de son produit ainsi que son degré de THC. Autoriser l'autoproduction dans une mesure raisonnable pourrait être un moyen de dammer le pion aux dealers... Des milliers de personnes cultivent déjà un ou plusieurs plans aujourd'hui, autoriser cette pratique ne participerait-il pas de ce processus visant à encadrer une consommation qui peut être problématique et avant tout de s'assurer de ce que l'on fume ?
Là encore, on peut voir comme la question le montre les avantages de l'autoproduction, et on peut en même temps se dire qu'aucune solution n'est en elle-même garante d'éviter tous les problèmes. L'autoproduction aujourd'hui permet à certains, c'est vrai, de mieux contourner le dealer et de mieux suivre leur production. Elle n'est pas aussi simplement que ça à la portée de tout le monde, et elle n'est pas à mettre entre les mains de tout le monde. Il y a des personnes qui ne seraient pas à même de gérer seules l'autoproduction.
Là encore, la réponse doit croiser les données de production, les données d'éducation, les données d'accompagnement.
A une époque, l'autoproduction d'eau-de-vie par les alambics n'avait pas complètement résorbé, et même un peu aggravé, chez certains, les problèmes d'alcoolisme chronique.
Marine : Entre prohibitionisme et dépénalisation, qu'en est-il des politiques de réduction de risques et de réduction des dommages en France ?
La politique de réduction des risques et des dommages fait partie de cet arsenal de réponses qui viendrait compléter "le changement de statut pénal". La réduction des risques est absolument nécessaire dans ce cadre-là comme dans d'autres, et sans tomber dans le jargon trop professionnel, des outils comme l'intervention précoce, c'est-à-dire la capacité à proposer des réponses adaptées dès les premières expérimentations, si elles ont lieu, des outils comme l'éducation "expériencielle", c'est-à-dire la capacité à accompagner les premières expériences des adolescents pour qu'ils en comprennent les risques et en ressentent mieux les effets, tous ces outils permettraient de remplacer l'interdit unique par une succession de propositions éducatives.
La réduction des risques serait donc au cœur de ces nouvelles réponses.
Floran : Est-ce qu'il ne serait pas plus cohérent d'interdire le tabac et l'alcool tout en renforçant les sanctions pour les consommateurs de toutes les drogues ?925 : Un tableau présent sur le site de l'Assemblée nationale montre les dangers des drogues aux différents niveaux (physique, psychique, addiction, etc...). Le cannabis y est montré comme beaucoup moins dangereux que le tabac et l'alcool dans la plupart des domaines. Comment expliquer, au niveau moral, que l'on ne laisse pas les citoyens consommer du cannabis, alors que tabac et alcool sont en vente libre ? La liberté inclut après tout des responsabilités, mais chacun a le droit de disposer librement de son corps...Encore une fois, la question sur la dangerosité est une question piège. La dangerosité moindre du cannabis ne l'est que sur certains domaines. A l'inverse, le tabac modifie moins le psychisme, mais rend plus dépendant.
La comparaison de dangerosités ne peut jamais se faire dans l'absolu. Un enfant de 14 ans qui fume des joints modifie à l'instant même le fonctionnement de son cerveau, son sens de l'attention, de la concentration, de la mémoire. Et il peut en découler des conséquences scolaires quasi instantanées.
Le même enfant qui fume du tabac amorce un cycle qui pourra le conduire, par exemple, au cancer, mais laissera quelques années pour intervenir. On peut comprendre que les parents s'inquiètent plus de l'un, du coup, que de l'autre. Même si, en termes de santé publique, on trouvera les conséquences tout aussi graves. C'est donc moins la dangerosité dans l'absolu que la dangerosité ramenée à une personne et à un moment de son existence.
C'est pour cela qu'il nous paraît nécessaire de faire évoluer les politiques publiques, de sortir d'un interdit manichéen qui n'a d'ailleurs pas empêché les jeunes de consommer, et de revenir à une politique plus en contact avec ce qui les amène à consommer, le bénéfice qu'ils en tirent, les risques qu'ils prennent, de façon à mieux les aider, eux et leurs familles, à ne pas s'installer dans ces comportements.
Dernier point concernant l'interdit : il est toujours difficile d'interdire ce à quoi la société incite. Or, nous sommes dans une société fondamentalement addictogène. Nous sommes dans une société qui incite à consommer, à rechercher des sensations fortes, à aller au bout de soi-même, qui ridiculise les réponses éducatives. C'est en ce sens-là aussi qu'un changement de politique gagnerait en cohérence.
Ferou : A-t-on des chiffres sur l'impact de la consommation de cannabis sur les accidents de la route ?
Azevedo Jonathan : Qu'adviendra-t-il du contrôle salivaire et des nouvelles réglementations pour la conduite si le cannabis se voit être légalisé sous contrôle ?A l'évidence, si l'on fait évoluer la législation sur le cannabis, il faut accepter que le contrôle routier soit amélioré. Personne ne pourrait comprendre qu'on laisse conduire quelqu'un dans un état incompatible avec le fait de conduire. Donc les personnes qui sont pour l'évolution du statut légal du cannabis intègrent que, comme pour d'autres substances, et même comme pour d'autres produits, puisqu'on vient de le faire avec le téléphone portable, il faut que le conducteur soit dans un état compatible avec le fait de conduire.
Actuellement, les tests salivaires ont été mis au point, ils sont soumis à un certain nombre de critiques, ils doivent être améliorés, notamment pour être bien sûr et pour permettre de discriminer quand la personne conduit sous l'effet du cannabis, et quand la personne conduit en ayant consommé dans les jours qui précèdent du cannabis, mais sans être sous l'effet du produit.
Ferou : Ce débat sur la dépénalisation revient souvent, surtout en période électorale, mais quelles sont vraiment les chances de voir la loi évoluer à ce sujet ?Là, clairement, il revient parce que des tas de pays, qui ne sont pas dans un calendrier électoral, ont souhaité poser la question d'une évolution des réponses pénales aux drogues. Les grandes associations professionnelles en France pensent que la réponse aux drogues, ce n'est pas forcément interdire ou autoriser, mais c'est diminuer les dommages pour les personnes qui consomment comme pour la société dans laquelle on est.
Considérer qu'une loi votée dans les années 1970 reste la réponse adaptée plus de 40 ans, c'est tout sauf scandaleux, c'est chercher à adapter la réponse à un contexte qui a beaucoup changé et faire que cette réponse soit plus efficace et moins destructrice pour un certain nombre de personnes. Ensuite, la capacité des partis politiques à s'emparer de cette question, ce n'est pas moi qui peux vous répondre, mais l'expérience montre que c'est une des questions sur lesquelles on a le plus de mal, en France, à avoir un débat de qualité.
Très vite, c'est un débat caricatural ; très vite, c'est laxiste contre hyper-autoritaire. Quand on est parent et qu'on a un enfant qui consomme, on sait qu'il faut parler avec lui du plaisir qu'il trouve dans sa consommation. Parce que c'est de ce côté-là que se joue pour lui l'attrait du produit. Et dès qu'on veut entrer dans un débat politique, on nous dit : parler du plaisir des drogues, non. Donc on continue d'avoir un débat sur la moitié du problème : la dangerosité, pas l'attractivité.